Le Monde du Yoga

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La tradition dans le christianisme

par Marie-Magdeleine Davy | Publié le 31 août 2005 |

L’homme est une totalité corps-âme-esprit ; mais seul le pneuma peut emprunter la voie de la véritable connaissance. Il recherche la fusion amoureuse, celle qui lui rendra toujours présent le divin. C’est la tension permanente vers la construction de cette Eglise intérieure qui doit guider l’homme en quête d’absolu.

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L’ITINÉRAIRE

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Le chemin de la libération, donnant accès au mystère, est suivi par l’homme dans sa totalité : corps-âme-esprit (sôma, psyché, pneuma). Une allusion au monde végétal, présentée par Platon (Timée 90a) et reprise par Paul (Epître aux Romains, 6, 5), est significative car elle revêt un caractère universel. Platon dira que l’homme est «une plante non pas terrestre, mais céleste». Parlant du Christ, Paul écrit : «En effet si nous sommes devenus une même plante avec lui par la ressemblance à sa mort, nous le serons aussi par la ressemblance à sa résurrection». Mais le pneuma comporte une expérience inaccessible au corps et à la psyché. Toutefois, le pneuma illuminé apporte au corps et à la psyché une métamorphose. «Ce qui est mortel doit être englouti par la vie» dira Paul (1er Epitre aux Corinthiens, 5,4). Or c’est par l’action du pneuma que le corps et l’âme participent à la vie divine. Paul oppose les charnels aux spirituels. La chair n’est pas le corps. Ce dernier est le temple de l’Esprit Saint. Toutefois le corps spirituel n’est considéré que dans une acception eschatologique. A l’ordre du mystère et de l’ésotérisme, le psychique n’a pas accès. Seul le pneuma emprunte «la voie royale», celle qui achemine vers le centre, le coeur, le fond et autorise l’accès à la connaissance, au dévoilement. La chair et le sang, le corps psychique lui-même ne sauraient communiquer avec le royaume. Ils ne sont pas mauvais en soi mais trop terrestres.

Qu’est-ce donc que le pneuma et quelle est son action ? Il échappe à l’emprise des sens, c’est pourquoi il peut se mouvoir en toute liberté. Par son appartenance à l’intelligible, il se distingue du sensible, qu’il traverse et dépasse. En tant que propriété de l’essence divine, il communie à la vie divine, c’est-à-dire à la plénitude de la Vie : il rend l’homme vivant. En cela, il se distingue du nous qui concerne principalement l’intelligence. Dieu est Esprit et les anges sont appelés pneumata. Ainsi l’homme spirituel, par l’activité du pneuma, devient céleste, citoyen de ce qui demeure invisible à la plupart des hommes.

Il est alors possible de saisir comment les modes de comprendre se trouvent en étroite dépendance des modes d’être. D’où «le lien indissoluble entre modi intelligendi et modi essendi», comme le dit Henry Corbin. En différenciant les modes d’être on peut saisir la variété des modes de comprendre.

C’est ici que surgit une difficulté essentielle. Si le mode d’être détermine le mode de comprendre, l’homme extérieur risque de se vouer uniquement à l’apparent. Il est incapable de savoir que sous l’apparent, sous le phénomène, quelque chose se cache. Il sera donc amené à nier l’importance du dévoilement : «le dévoilement de l’ésotérique caché sous l’apparence exotérique» : présence de l’esprit sous l’écorce de la lettre.

Encore une fois, l’emploi du mot ésotérique est délicat. Ce terme revêt sa valeur exacte uniquement pour le lecteur ou l’auditeur qui possèdent le sens des niveaux herméneutiques. La confusion peut aussi provenir du fait que l’homme psychique, donc l’homme extérieur, croit volontiers que le dévoilement de ce qui est caché est suspect. Il ne se rend pas compte que le voile relève de sa propre carence.

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La véritable connaissance se produit grâce à une fusion amoureuse. C’est pourquoi l’Ecriture appelle «connaissance», l’acte conjugal. La métaphysique de l’Esprit concerne uniquement les pneumatiques. Comme l’a montré Origène, un psychique ne saurait saisir le sens réel de cette phrase : «Dieu est esprit». Qu’il le comprenne, il passera de Dieu à la Déité, en se rappelant – comme le dit Eckhart – qu’il y a plus de différence entre Dieu et la Déité qu’entre le terrestre et le céleste. Le Dieu caché, l’absconditum, n’est pas concerné par la théologie affirmative ; la théologie apophatique (négative) s’en approche quelque peu. Seul l’homme «dépouillé» devient une crèche où Dieu naît au même instant où l’homme naît en Dieu. L’Eglise à laquelle se rattache le pneumatique est avant tout l’Eglise intérieure dont a si bien parlé Boehme, mais il ne récuse pas l’Eglise et les chrétiens qui la composent. Sa liturgie est surtout une liturgie intériorisée. Le pneumatique naît perpétuellement dans l’innommable, c’est ainsi qu’il se tient toujours en une nouveauté de vie qui le conduit vers l’unité, au-delà de la dualité sujet-objet. Il transcende l’aspect historique des événements rapportés dans les Ecritures, car il sait que les événements extérieurs symbolisent des événements intérieurs. Par la métahistoire, il parvient à saisir la réalité cachée sous des formes extérieures. De même, il dépasse sa propre histoire en parvenant à un état transpersonnel.

Est-ce-que le pneumatique – ou même celui qui aspire à cet état – peut s’exprimer librement ? Pour lui le danger est de provoquer l’irritation, la colère, le dénigrement. Il peut aussi jeter le trouble dans des consciences non éveillées. Faute d’être compris, ses propos seront déformés. C’est pourquoi le pneumatique est avant tout un solitaire. Il porte le monde dans son coeur et il sait combien est périlleuse et tragique la voie étroite de l’Esprit. D’où la nécessité de son extrême vigilance. Il risque toujours de pouvoir devenir «un avorton de l’au-delà» suivant l’expression employée par Henry Corbin. Tendre vers l’état pneumatique ne signifie pas qu’on pourra l’atteindre et s’y maintenir. L’important consiste dans la tension vers… Même si le déploiement s’avère d’une extrême lenteur, cette tension engendre un mouvement positif.

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Quel est aujourd’hui le sens de la démarche à laquelle est convié l’étudiant occidental en quête d’absolu ? Il est invité à se tourner vers son Orient intérieur, plus important encore que la fascination exercée sur lui par les terres d’Extrême Orient. Fascination valable et justifiée, mais insuffisante. Ce n’est pas par l’effet d’un passage d’une forme à une autre forme, d’une métaphysique ou d’une religion à une autre métaphysique et religion que l’essentiel sera atteint. L’important est de parvenir à cette «structure absolue» dont a si bien parlé Abellio et qui est «perpétuellement germinative». C’est en lui-même, dans le propre mystère de l’homme que se situe le véritable Orient. Au sein de son intériorité, ouverte sur la dimension universelle, l’homme orienté vers son Orient intérieur découvre la Présence divine, celle du Soi dans sa plénitude. C’est là où il reçoit l’illumination l’éveillant à sa profondeur dans la splendeur d’une aurore révélante. Ainsi la tradition devient vivante dans la mesure où reçue dans un éternel présent, elle est vécue dans ce qu’on peut nommer l’expérience.

Revue Française de Yoga, n° 14 (Ancienne édition), automne 1983, pp. 3-14

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