Le Monde du Yoga

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Le coeur, lieu de l’expérience spirituelle dans la mystique hindoue

Publié le 17 septembre 2003

Le cœur, c’est-à-dire ce qu’il y a en l’homme de plus humain, se révèle être aussi le siège du divin, au terme d’un retournement, d’une transmutation, qui marque l’aboutissement de sa quête. Cette quête se nourrit de renoncement et de dévotion.

« Le thème présente de grandes difficultés, bien mises en relief par Lilian Silburn: « C’est parce qu’il saisit dans son coeur ce qui est perpétuellement là, en effet, que le mystique peut en jouir; par cette seule saisie intime, il diffère de l’homme ordinaire. Et l’entrée dans le coeur n’est autre que la bienheureuse stupeur de celui qui s’avise de ce qui est évident depuis toujours » (1).
[…]
Il n’en demeure pas moins qu’il s’avère plus difficile qu’on ne l’imaginerait au premier abord de recenser des mystiques qui utilisent suffisamment régulièrement le symbolisme du coeur pour qu’on puisse en voir l’évolution […]
En réalité les éléments les plus forts se laissent appréhender dans les Upanishad et dans le Yoga, spécialement le hatha-yoga tantrique et le repérage des centres subtils par lesquels l’homme communique avec la nature divine et se fond en elle ou s’y assimile.[…]

Le ritualisme védique ne permet évidemment pas l’épanouissement d’un centre de la vie intérieure au sens où l’entendront, par la suite, les Upanishad. L’homme y apparaît plutôt comme contenu dans le mystère de l’univers que contenant son propre mystère.

Pourtant hridam, le coeur, est un mot assez fréquent: autant que l’organe physiologique, il désigne l’activité intuitive et le siège de l’inspiration poétique, dont les dieux sont la source. L’instrumental hridâ, « par le coeur », signifie « par intuition ». Et on trouve souvent l’association hrida manasâ, pour exprimer la participation de toute l’individua-lité humaine, condensée en deux centres: l’intellect et l’affectif-intuitif, siégeant respectivement dans la tête et dans le coeur. Par la suite, l’expression hridâ manasâ formera pléonasme, pour s’opposer à la parole, à l’expression orale réalisée. Le coeur, dans ce cas, est le lieu secret et silencieux de l’inspiration donnée par grâce au poète, et que celui-là rend aux dieux sous forme d’hymne. Perception intuitive, antérieure à tout langage, à tout concept, à toute image, la connaissance par le coeur s’apparente à une sorte d’effervescence énergétique, seule apte à saisir le mystère des mystères, le mot de l’énigme, Brahman. Mais le coeur est aussi le siège d’une extraordinaire alchimie: ce qui y pénètre est du « pur divin », inarticulé encore, arrhêton, dirait le grec: ce qui s’en écoule forme un poème. […]

Quelques termes essentiels demandent un rapide commentaire. Le coeur, tout d’abord, « connaît », par une opération transcendant l’univers sensible: le verbe jânâti l’indique bien, de même que rûpâni, les formes, qui constituent les archétypes a priori de toute création. Ensuite, shrâddha, la « foi » – qui ne recouvre absolument pas le sens que donnent à ce terme le Christianisme ou l’Islam – commence d’apparaître ici comme la base de l’expérience mystique telle qu’elle s’épanouira dans la bhakti. Enfin, plus curieux pour un moderne, le lien entre retas, le sperme, et le coeur, ne se comprend qu’en relation avec la physiologie védique, pour laquelle la semence de l’homme contient l’embryon complet, l’acte sexuel ne faisant que déposer dans l’utérus féminin cette « image » microscopique ou potentielle. Dans un très bel article, l’indianiste Walter O. Kaelber a montré que ce modèle biologique avait été, à l’époque upanishadique, réutilisé sur un plan symbolique, celui de la naissance spirituelle. De même que l’homme porte en lui l’embryon engrammé dans son sperme, de même il contient son propre « Soi », qui réside dans son coeur. De même aussi que la conception d’un enfant se conformait à certaines règles destinées à condenser l’énergie et à retenir la semence pour qu’elle « mûrisse », de même la gestation du Soi dans le coeur s’accomplit grâce à des pratiques de maturation intérieure, connues sous le nom fameux de tapas. L’équivalence entre embryon et Soi est souvent affirmée « De chaque membre tu es né, du coeur tu surgis Soi est ton nom, ó fils », dit la Kaushitaki Upanishad.

Par la suite, le souvenir de cette physiologie archaïque ne se perd pas entièrement, mais le coeur sera surtout reconnu comme siège des fonctions psychologiques – « le raisonnement, la mémoire et la connaissance », dit la Bhagavad-Gitâ. Lorsque les textes upanishadiques plus tardifs se spécialiseront dans une description détaillée des états de l’âme – en particulier les écrits appartenant à la tradition du yoga – le « coeur » deviendra l’objet d’une cartographie extrêmement subtile. Ainsi la Dhyânabindu Upanishad déclare

« Dans la région du coeur, il y a un lotus à huit pétales: au centre de ce lotus est un cercle de dimension microscopique où se troupe l’âme individuelle qui est lumière. Là toutes choses ont leurs assises, toutes choses viennent au monde, toutes choses se font, toutes choses se meuvent ».
[…]
La nécessité d’une purification, d’une clarification du coeur – qui constituait déjà le souci des poètes védiques- implique pour la plupart des sages une vie renoncée, condition nécessaire quoique non suffisante d’un véritable détachement: « Le plateau le plus pesant d’une balance s’abaisse alors que le plus léger monte. Un coeur trop alourdi par les soucis et les anxiétés terrestres ne peut s’en détacher, tandis qu’un coeur confiant s’élève sans effort jusqu’à Dieu ».

Même dans la bhakti, où le désir de Dieu torture et ravit tour à tour, sans trêve, le coeur du dévot, ce désir n’est jamais confondu avec un désir naturel. Narada l’affirme abruptement « La bhakti ne peut être utilisée pour satisfaire aucun désir, car elle est elle-même le frein de tous les désirs ». Le coeur doit donc devenir l’objet d’une transmutation, d’un « retournement » afin d’assumer pleinement sa nature paradoxale: être à la fois le plus humain en l’homme, et le siège du divin, paradoxe extrême, car « pas d’existence pour le néant, pas de destruction pour l’être. De l’un à l’autre, le philosophe sait que la barrière est infranchissable ».Cette impensable cohabitation de l’humain et du divin fondera toute la symbolique de l’union des polarités et du passage d’un monde à l’autre par l’espace du coeur. Mais alors faut-il préciser que les facultés humaines sont transcendées? « Il ne s’agit point ici du cœur sensible ou affectif, mais de celui qui, au plus intime de nous mêmes, échappe à toute forme de pensée ou de sentiment, point central qui connaît et qui sent à la fois, et que les Soufis définissent comme lieu de coïncidence de l’être et de la connaissance ».
[…]
On le voit, cette présence de l’être est également dif-fuse: l’âtman se fait aussi insaisissable que « le beurre dans le lait »; on dit qu’il est « celui qui se diffuse, tissé dans tous les êtres ».

Enfin, son apanage est l’omniprésence et la parfaite identité à soi-même, qu’il se manifeste dans l’extériorité ou dans l’intériorité : « Ce qu’on appelle Brahman, c’est cet espace qui est extérieur à l’homme. Cet espace est le même qui est à l’intérieur de l’homme… celui-la même qui est au-dedans du coeur. C’est le plein, l’immuable ». Brahman se cache à la fois « dans le creux du coeur et au suprême firmament ». La Chândogya Upanishad, là encore, exprime merveilleusement le mystère d’une présence subtile constamment semblable à soi-même, du dedans comme du dehors de la réalité « Cette âme, qui est au dedans de mon coeur, est plus petite qu’un grain de riz, s qu’un grain d’orge, qu’un grain de moutarde, qu’un grain de mil, que le noyau d’un grain de mil. Cette âme qui est au-dedans de mon coeur est plus grande que la terre, plus grande que l’espace, plus grande que le ciel, plus grande que tous les mondes ».

Or le « coeur », seul, dans l’ensemble de l’être humain, corps et âme, a capacité d’unir les pôles humain-divin, de concentrer l’énergie diffuse de l’être et de faire communiquer le microcosme avec le macrocosme. Ainsi, bien que la présence divine se manifeste sous l’aspect d’une effusion répandue, le coeur la rassemble et la « précipite », au sens presque chimique du terme, de même que le lait baratté donne naissance au beurre qui, de latent ou potentiel, devient réel et visible par une transformation irréversible. Quant à la dimension cosmique du « coeur », elle constitue une constante de la symbolique upanishadique: l’homme découvre en lui l’univers, et retrouve son fond le plus intime dans les constellations, correspondance totalement réconfortante pour le sage de cette époque « C’est le coeur, en vérité, qui est Brahman . c’est le coeur qui est son siège, l’espace son point d’appui; il faut le connaître pour être la stabilité… Le coeur est en vérité le siège de tous les êtres; le coeur est le pivot de tous les êtres; c’est en prenant leur point d’appui sur le coeur que subsistent tous les êtres. Le coeur est le suprême Brahman » […]”

Revue Française de Yoga, n°5, « L’espace du coeur », janvier 1992, pp. 11-29.

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