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Le métissage, un paradigme de la rencontre

Publié le 26 septembre 2003

Chargé des violences de la colonisation, le métissage est aussi un témoignage formidable d’ouverture à l’Autre. Il pourfend racisme et communautarisme à leurs racines, rappelant que l’humanité se définit aussi par son unité: les hommes sont unis en tant que tels par-delà les différences de culture, de peau ou de religion.

« Prononcer les mots métissage ou métis, c’est immédiatement tracer une ligne dans le tissu humain qui nous entoure. C’est mettre à part un groupe d’êtres humains, ainsi globalement désignés, pour les qualifier ou les disqualifier, pour reconnaître qu’ils ne sont pas semblables aux autres. C’est établir une séparation entre ceux qui justement sont désignés comme métis, voire se reconnaissent tels, et les autres. Ainsi le Grand Larousse du XIX° siècle: « L’humanité se compose de 1300 millions d’individus (on dirait aujourd’hui 6000 millions), sans compter les métis et les mulâtres (édition de 1886, article « race »).

N’oublions pas que le Grand Larousse fut l’ouvrage de référence de l’école primaire obligatoire. Métis et mulâtres sont donc ceux qui sont à part. Ils ne font pas vraiment partie de l’humanité, il n’y ont pas leur place et littéralement, ils sont ceux qui ne « comptent » pas. Dans cette perspective, évoquer le métissage conduit à séparer, disjoindre, c’est-à-dire opérer le contraire de la rencontre.

Or le métissage, loin d’être l’opposé de la rencontre, est le lieu privilégié de la rencontre interhumaine, son « paradigme », prenant le mot au sens large: en quelque sorte un modèle qui fait voir, puisque rencontre d’êtres humains extrêmement éloignés. Il permet, en effet, de faire sur-gir à vif la question lancinante qui sous-tend tous les rapports humains: qu’est-ce donc qui définit l’humanité? Existe-t-il des lignes qui séparent les êtres humains? Et lesquelles, et pourquoi?

Et du coup: quelles rencontres sont possibles? La situation que nous évoquons aujourd’hui, celle du métissage, est à la fois la plus commune -depuis ses origines l’humanité s’accroît par la rencontre d’hommes et de femmes d’origines différentes- en même temps que nos sociétés, spécialement à l’époque moderne depuis le xvi’ siècle, ont toujours eu quelque peine à situer celles et ceux qui étaient différents; les étrangers ou les métis. Il nous faut commencer par faire le point sur cette attitude ambiguë et qui demeure concernant le métissage. Ce sera la première partie.

Nous verrons ensuite comment le métissage pousse à son paroxysme les difficultés et les enjeux de la rencontre, ce sera le deuxième moment de notre entretien.

Après quoi, il sera possible dans le troisième temps de voir en quoi la situation de métissage peut être paradigme de la rencontre interhumaine. Voici donc l’enjeu de notre conversation. De ceux qui sont spontanément mis à part, et comme exclus par leur être même de la rencontre, faire le paradigme de celle-ci.
[…]

Comment échapper au fantasme ? « Les Indiens sont-ils des hommes? » Ce fut la grande question qui a occupé le xvi’ siècle. Et même lorsqu’ils furent acceptés comme tels, ayant droit au baptême et échappant à l’esclavage (Nuevas leyes de Indias, 1542), ils n’avaient d’autres possibilités que d’être considérés comme sujets du roi d’Espagne, c’est à dire copie du seul modèle qu’on leur proposait. Il en advint autrement. Et même non pleinement reconnue, leur propre différence se maintînt et se manifesta.

C’est la reconnaissance de l’autre qui permet d’échapper au fantasme et à la violence. Charles Taylor, un penseur canadien qui reprend de Kant le concept la définit ainsi: « La reconnaissance désigne quelque chose qui ressemble à la perception que les gens ont d’eux–mêmes et des caractéristiques qui les définissent comme êtres humains » (dans « Multiculturalisme, différence et démocratie », de l’anglais, Paris, Aubier, 1994, p. 41). En d’autres termes, reconnaître l’autre, qu’il s’agisse d’un individu ou d’une culture, c’est tenter de le percevoir tel qu’il se perçoit et percevoir le monde tel qu’il le perçoit. Comme il se voit participant à sa manière particulière de la commune humanité.
[…]

« Assimilation », « intégration », il faut bien des mots! Leur limite vient de ce qu’ils ne rendent pas compte des transformations qu’implique la rencontre. Ils cachent souvent les refus secrets de la différence et du métissage à l’oeuvre dans toute rencontre. Celui-ci commence dès le premier contact. Les indiens ne seront plus jamais les mêmes et l’occident non plus après le premier contact sur la plage de Guanahani. C’est pourquoi je propose de parler de « reconnaissance transformante ». L’expression a le mérite d’indiquer que dans toute rencontre les deux protagonistes seront invités à se transformer. Ils deviennent métis de l’autre.

LA TRAVERSÉE DE LA VIOLENCE

Or là gît l’obstacle et ici intervient la violence. Car celle-ci naît de la peur de la différence et du refus de la transformation de soi-même. Ceci vaut des individus comme des groupes et des cultures. Faire de l’autre un semblable à moi-même. Tel Colomb qui d’entrée de jeu affirme le désir des indigènes de se soumettre au roi d’Espagne. Sa mission n’est-elle pas, il le redit à longueur de pages, de trouver de l’or et d’annoncer l’Evangile? Dès lors la violence se légitime du fait de vouloir faire de l’autre un semblable à soi-même alors qu’il est différent. L’accepterait-il qu’au fond de lui demeure la blessure qui ne cicatrise pas d’un viol mortifère. C’est-à-dire la mort, ou si la vie du corps se poursuit, « le silence, le silence indien », si bien évoqué par Le Clézio (« Le rêve mexicain ou la pensée interrompue », Gallimard, Paris, 1958).

Violence ressentie profondément par le métis. Il n’a pas sa place. Il n’appartient ni à un bord, ni à l’autre. Et sa douleur est bien celle de ne pas être reconnu pour lui-même. […]

L’OUVERTURE A LA FECONDITE

Mais en même temps, une telle violence traversée révèle à l’être humain d’autres possibilités. Elle engendre des êtres nouveaux. Car le résultat de la rencontre ne sera jamais ce qui était prévu. Le métissage est l’inverse du clonage. Il n’est pas reproduction, il est nouveauté. De la terrible violence que fut la conquête est né un peuple nouveau, peuple métis. Qui précisément n’est ni l’un ni l’autre, en l’occurrence ni indien ni espagnol, et en même temps que l’un et l’autre, et indien et espagnol.

Nous avons beaucoup de peine à concevoir cela, car nos catégories habituelles de pensée sont de l’ordre du « ou bien-ou bien ». Et malgré qu’elles soient démenties quotidiennement par l’expérience, nous y revenons sans cesse et pour nous-mêmes et pour les autres, dans notre furie de classer, d’ordonner, c’est à dire d’exorciser la nouveauté et l’inconnu. Or l’humanité avance en créant sans cesse la nouveauté. En bousculant les catégories des identités reçues, les fantasmes de pureté étalonnée. Elle fait surgir l’imprévu.
[…]

L’humanité ne reviendra pas en arrière. Les individus et les coutumes d’origines différentes continueront de se mêler. Et malgré les apartheids, franchiront les frontières. Le mot qui jusqu’à présent a désigné ces processus, « métissage », est encore chargé de réticences et de suspicions. Il nous appartient d’un faire un mot et une réalité ouvrant à l’avenir.
[…] ”

Les carnets du yoga, n°223, juin-juillet 2003, pp. 2-16.

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