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Essai pour un regard chrétien sur le bouddhisme

par Dennis Gira | Publié le 18 juin 2004

Sur de nombreux points (la place consacrée au monde intérieur, à l’expérience, la primauté de la sagesse sur la foi dans le chemin vers l’Eveil), le bouddhisme se différencie du christianisme. Si ces différences contribuent à compliquer le dialogue interreligieux, une telle rencontre permet une réflexion sur chacune des traditions religieuses et contribue à jeter une lumière nouvelle sur notre propre version de la réalité.

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BOUDDHISME ET CHRISTIANISME: PROPOSITIONS POUR UN VRAI DIALOGUE

Tout ce que je viens de dire sur le bouddhisme vous aura préparés aux quelques réflexions que je vais partager avec vous, maintenant, sur les possibilités d’une rencontre entre bouddhistes et chrétiens. Je vais être très bref dans mes propos car ici je sors un peu de ma compétence de bouddhologue pour faire une incursion sur le terrain de la théologie. Mais en tant que bouddhologue chrétien, il me paraît impossible d’avoir étudié la doctrine bouddhique pendant presque vingt ans sans être poussé par l’exigence de ma propre foi à réfléchir sur les problèmes qu’elle pose. Ce que je vais vous dire est donc quelque chose de très personnel et n’engage évidemment personne d’autre que moi.

Je voudrais essayer de vous montrer d’abord ce qui dans le bouddhisme peut attirer l’homme occidental en quête d’une voie spirituelle. Ensuite je dirai quelques mots des convergences ainsi que des contrastes entre le bouddhisme et le christianisme. Enfin, je terminerai par quelques conclusions sur la possibilité d’un dialogue fructueux entre bouddhistes et chrétiens.

L’intérêt de l’homme d’Occident pour le bouddhisme

Pendant des siècles, l’homme d’Occident s’est investi à fond pour maîtriser le monde extérieur, avec tous les résultats, positifs et négatifs, que cela a entraîné. Beaucoup de gens aujourd’hui se rendent compte que, dans ce travail extraordinaire, la dimension intérieure de l’homme a été quelque peu laissée de côté. Ce manque de savoir-faire en ce qui concerne la quête intérieure crée chez certains une grande insatisfaction. Face à cette situation, ils se tournent vers le bouddhisme, récemment arrivé d’Extrême-Orient où toute l’énergie de l’homme, et ce depuis des millénaires, a été orientée dans une tout autre direction – celle de l’exploration et de la maîtrise du monde intérieur. Pour eux, le bouddhisme semble offrir la possibilité d’arriver à un équilibre dans notre vie moderne tellement bousculée.

D’autre part, beaucoup de ceux qui aujourd’hui cherchent une voie d’intériorité veulent que leur expérience reste le critère ultime de la vérité des choses. Selon eux, pour qu’une voie intérieure soit valable, elle doit être vérifiable à travers l’expérience de celui qui la vit. Ils veulent bien faire confiance aux grands maîtres spirituels, mais cette confiance doit éventuellement céder la place à une connaissance fondée sur leur propre expérience. Et s’ils se lancent sur une voie censée les mener peu à peu à la réalisation de la vérité de toutes choses, ils veulent pouvoir mesurer leurs progrès tout au long de leur cheminement. Rien ne peut être laissé au hasard ou à l’intervention d’une force extérieure sur laquelle on devrait s’appuyer aveuglément pour avancer. Le bouddhisme, il faut le reconnaître, répond très bien aux attentes de ceux qui ont ce profil psychologique.

Un autre attrait important, qui est à la base de la tradition du Mahayana, vient de l’idée que tout homme participe .à la « nature de Bouddha ». De plus, cette doctrine souligne l’importance de la solidarité humaine qui fait s’évanouir le petit moi, auquel nous attachons tellement d’importance et qui est à la source de la souffrance dans ce monde. Effectivement, au niveau de la vérité suprême, il n’y a pas de distinction entre soi-même et autrui, car la «nature de Bouddha », étant l’Absolu, ne peut être qu’une – ou plus exactement elle n’est « pas deux ». Le bouddhiste qui s’efforce de réaliser et de vivre pleinement cette vérité ne peut que montrer une compassion.., extraordinaire envers toute l’humanité. Et qui ne serait attiré par la compassion?

Autre aspect très attachant dans cette tradition: le goût du silence qui l’a toujours caractérisée. Car si les bouddhistes du Grand Véhicule affirment haut et clair que tout homme participe à la « nature de Bouddha », ils ont également conscience de l’impossibilité absolue de décrire cette nature. Leurs très longs textes sur la sagesse nous disent de mille manières ce que cette nature ne peut pas être, mais devant le mystère de l’Absolu, seul le silence s’impose et marque l’authenticité de la recherche spirituelle de ces hommes qui poussent jusqu’à leurs dernières limites les possibilités de l’intellect humain, et qui, face au mystère ultime, ont l’humilité et la sagesse de renoncer à se prononcer sur ce qu’ils ne peuvent pas connaître.

Convergences et divergences

Le deuxième point concerne les convergences et divergences entre le christianisme et le bouddhisme. Tout d’abord, les deux traditions soulignent le fait que l’homme ne peut jamais être satisfait, jamais trouver un bonheur véritablement durable, s’il ignore sa dimension spirituelle. Elles reconnaissent que le vrai bonheur ne se trouve pas exclusivement dans le monde phénoménal.

Toutes deux luttent contre la tendance de chacun à se prendre pour ce qu’il n’est pas. Le bouddhisme enseigne que cette tendance est liée à l’illusion qu’il existe un soi permanent, qui pousse l’homme à s’attacher à un monde en réalité éphémère, douloureux et sans substantialité. Le christianisme explique que la même tendance s’appelle le péché
– l’illusion que l’homme peut trouver son bonheur en lui-même – c’est-à-dire en agissant comme s’il n’y avait pas de Dieu. Dans les deux cas, le soi devient le centre du monde et la source du malheur. Face à cette situation, deux voies de salut sont offertes sur lesquelles l’homme peut cheminer vers une vraie béatitude qui le libérera de toute limite.

Mais ces voies vers la libération se distinguent l’une de l’autre sur quelques points fondamentaux. Le Bouddha, juste avant de mourir, laissa entendre très clairement que chacun devait être sa propre lumière tout au long du chemin qui mène à l’Éveil et à l’abandon total de tout attachement à soi-même. C’est la tradition bouddhique de mettre l’expérience du pratiquant au tout premier plan dans la démarche spirituelle. Chacun est censé faire le nécessaire pour arriver à la bouddhéité – ou prendre conscience de sa véritable nature qui est celle du Bouddha. Dans le christianisme, la voie de la libération est la rencontre avec Dieu en jésus Christ. Sans cette rencontre entre deux libertés, celle de l’homme et celle de Dieu, la voie spécifiquement chrétienne est difficilement concevable. Le chrétien est censé avant tout laisser travailler en lui l’Esprit saint que jésus Christ a promis la veille de sa mort. Plus il laisse la place à l’Esprit, moins il s’attache à lui-même. Plus il vit la présence de Dieu dans sa vie, plus il devient conscient que le mystère de son être et celui de chaque homme – touche au mystère de Dieu, d’où le très grand respect et amour pour autrui qui en principe doivent caractériser la vie d’un chrétien fidèle au message de l’Évangile.

Ce que nous venons de voir souligne la différence peut-être la plus importante entre le bouddhisme et le christianisme, et celle d’où découlent toutes les autres, qui sont de moindre importance. En bref, le christianisme se définit comme religion révélée (Dieu vient à la rencontre de l’homme), ce que le bouddhisme n’est pas. Ce que le Bouddha a découvert au cours de son expérience d’Eveil, il l’a découvert lui-même; rien ne lui a été révélé par quiconque. Le Bouddha ne fait que montrer à l’homme la Voie qui mène au salut, lui offrant ainsi la possibilité de se libérer de toute limite et de toute illusion sur lui-même. Le Christ, en revanche, affirme qu’« Il est la Voie », et Il parle avec autorité de Dieu parce qu’ « Il le connaît », parce qu’« Il est un avec le Père dans l’Esprit saint ». En bref, Il exige de l’homme un acte de foi – et il s’agit d’une foi qui, dans cette vie, ne pourra jamais être remplacée par une sagesse humaine. Ce qui diffère, en principe, de la foi ou la confiance que le bouddhiste a pour le Bouddha.

Une autre différence très importante existe entre le bouddhisme et le christianisme: dans ce dernier, on ne peut pas ignorer l’altérité de Dieu. Même si chaque homme est appelé à une communion avec Lui, il s’agit d’une communion dans laquelle ni l’un ni l’autre ne disparaissent totalement. Et cela contraste avec la pensée non dualisante du Grand Véhicule où, au niveau de la vérité suprême, tout participe de la nature de Bouddha, où l’idée même d’une relation personnelle est exclue. Cette idée de communion contraste aussi avec le bouddhisme du Petit Véhicule où le soi, donc la personne, ne procède que d’une illusion.

Dialogue possible

Voilà donc quelques-uns des problèmes qui attendent ceux qui veulent s’engager dans le dialogue entre bouddhistes et chrétiens, dialogue difficile, mais possible et extrêmement utile. Cette rencontre est possible si l’un ne cherche pas à réduire l’autre à sa propre position ou à abandonner celle ci afin de créer une fausse unité sans véritable fondement. Il consiste plutôt à écouter l’autre pour comprendre ce qu’il croit et pour voir comment sa manière de regarder les choses peut jeter une lumière nouvelle sur notre propre vision de la réalité. Il s’agit également pour un chrétien d’expliquer sa foi clairement afin de donner aux bouddhistes la possibilité de réfléchir, eux aussi, sur leur tradition. Le silence des bouddhistes, par exemple, face au mystère de ce que nous appellerions l’Absolu, oblige à rester scrupuleusement fidèles à ce que la révélation chrétienne dit de ce mystère. Car ce n’est qu’à travers cette révélation, et non pas à travers la philosophie, que nous pouvons connaître le Dieu vivant. En même temps, c’est la révélation qui peut aider l’homme à dépasser les limites de son intelligence pour sonder le mystère de ce que les bouddhistes appellent le nirvana, ou encore, dans d’autres textes, la Vacuité.

Ce sont peut-être les bouddhistes, pour prendre un autre exemple, qui, grâce à leur souci de se purifier de tout attachement au soi, peuvent nous aider à pratiquer un amour véritablement désintéressé. Et l’accent mis par le christianisme sur la valeur, devant Dieu, de chaque homme dans son individualité peut inciter le bouddhiste à mieux réfléchir sur la nature de « l’objet » de sa compassion. […] »

Les spiritualités au carrefour du monde moderne
Traditions, transitions, transmissions
Colloque tenu à la Sorbonne
pp. 45-67

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