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Le « réenchantement » du monde et la quête du sens de la vie dans les nouveaux mouvements religieux

par Jean-Louis Schlegel | Publié le 01 juillet 2004

Le désir de réenchantement du monde pousse les individus à plus de spiritualité. Mais dans cette optique, le rapport à la spiritualité risque d’être purement instrumental. Or, la quête du sens de la vie ne peut se limiter à une approche superficielle des religions, et doit nécessairement intégrer un travail des individus sur eux-mêmes.

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Réintégration du cosmos

Ceux qui désirent un cosmos réenchanté ne peuvent admettre les coupures, les séparations, les différenciations par lesquelles les sciences – mathématique, physique, médecine – abordent la nature. Foncièrement, un monde réenchanté est un monde réunifié, interdépendant dans toutes ses parties: ciel et terre, matière et esprit, infiniment petit et infiniment grand, corps du monde et corps de l’homme, tout cela est relié, tissé dans des réseaux invisibles et subtils, des correspondances et des résonances à déchiffrer que, précisément, non pas des sciences, mais la Science, une connaissance supérieure, globale, permet de restituer. Sous la multiplicité chatoyante et superficielle du monde, il y a de l’Un, il y a l’Unité primordiale, le Réel, l’Être qui unifie tout. Il s’agit de retrouver une science holistique, qui puisse ressaisir le Réel en sa totalité et comme un ensemble, pour restaurer une cosmologie pleine, un monde vivant et signifiant, avec ses énergies qui communiquent entre elles et avec les hommes. La Science dont il est question, on peut la trouver ou la retrouver dans la tradition ésotérique occidentale, encore vivante et officielle jusqu’au XVIème siècle, qui était une science des similitudes, des symboles, des chiffres en même temps qu’une quête spirituelle: je pense surtout ici à l’hermétisme, à la magie, à l’alchimie, à la kabbale aussi. Mais de façon plus moderne peut-être, c’est du côté des sagesses et des religions orientales qu’on trouve des repères pour une vision du monde moniste, non dualiste donc, une vision qui unifie le monde et l’homme – nature extérieure et nature humaine si l’on peut employer cette distinction sous l’égide d’une énergie cosmique universelle. En tout cas, dans l’une et l’autre voie – voie de tout l’ésotérisme occidental, voie des sagesses orientales – certains trouvent des affinités très fortes avec les plus récentes découvertes de la physique quantique concernant la nature et les paradoxes de la réalité ultime, la position unitaire de l’espace-temps, l’équivalence masse-énergie, etc.: il s’agit là, dit-on, d’un changement épistémologique décisif, dans le sens d’une redécouverte de la nature spirituelle, d’une respiritualisation de la science et d’un retour vers l’unité. Ainsi invoque-t-on, entre autres, Fritjof Capra (Le Tao de la physique) qui compare l’expérience mystique bouddhique ou taoïste et l’expérience de la découverte du physicien aujourd’hui.

Tout cela induit des orientations concrètes dans au moins deux domaines: l’écologie et la médecine. Celle-ci est appelée à devenir holistique, à s’occuper de l’homme total, donc aussi à avoir une vision totale de l’Homme, à tenir compte de la totalité de ce qu’il est et aussi à intégrer les approches traditionnelles ou les approches d’autres civilisations, qui s’intéressent à tout le corps et en particulier aux liens entre le corps et l’esprit. De même qu’on préconisera les médecines douces, on en appellera aux technologies douces en écologie, c’est-à-dire à une nature resacralisée, une terre vivante, réanimée, source de l’énergie spirituelle et connaissable par ses analogies et ses symboles; et même à une nature consciente.

Pour le dire d’un mot : il faut voir le monde et l’homme comme dans une sorte de devenir alchimique, comme pris dans une grande transformation où tout opère par ressemblance, analogie, coïncidence des opposés. Cette conscience commune est, ou est appelée à devenir, planétaire.

J’ajoute que cette science spiritualiste ou spiritualisante n’est pas le fait de poètes, d’artistes ou de philosophes, mais qu’elle se trouve, notamment, soutenue par des physiciens et pas des moindres, qui trouvent là, certainement, une vision unitaire, un sens pour la totalité de leur vie, une conception du monde qui ne sépare pas leur recherche scientifique de leur vie personnelle, affective, spirituelle. Du reste, un homme, qui n’a jamais été oublié mais qu’on avait un peu mis sous le boisseau, le père Teilhard de Chardin, fait, dans cette perspective, l’objet d’une nouvelle faveur.

Le moi, le sujet

À l’homme, au moi désenchanté, est proposé un changement de cap dans le même sens. Il s’agit, comme l’a proposé l’ésotérisme occidental de toujours, de pratiquer l’entrée en soi-même, d’entamer un chemin de connaissance de soi qui aboutira éventuellement à une illumination, à une sorte de salut – ou, surtout aujourd’hui, à une totale réalisation de soi, à une harmonie intérieure intégrale, à l’effectuation de ses possibilités, des potentialités qui dorment en soi.

Là encore, c’est sans doute la globalité qui importe le plus. De même que les sciences de la nature ont réduit en pièces le cosmos, l’ordre cosmique, de même les sciences humaines ont réduit en miettes la totalité humaine: chacune étudie l’homme sous un certain angle, de plus elle l’étudie comme un objet, elle le réifie (le réduit à une chose); et enfin, au lieu de proposer un sens, les sciences humaines jettent le soupçon sur tout sens ou, au minimum, elles restent totalement silencieuses en ce qui concerne la quête du sens. « Le silence des sciences humaines », disait un article du début des années 1970, pour désigner cette absence de réponse des sciences humaines sur le « sens de la vie ».

Donc là encore, on est en quête d’une véritable science de l’homme, une science globale et constructive qui donne accès non pas à des fragments de la personnalité, mais au moi essentiel. En particulier, cette science doit réduire les dualités où est pris le moi: dualité entre le moi et le monde, entre le moi et autrui, entre la sensibilité et la raison, etc. Est critiqué et refusé le primat excessif, démesuré, de la Raison occidentale, ou du « mental »: il ne s’agit là que d’une Raison finalement superficielle, qui ne connaît pas la profondeur des choses ni du monde, qui n’accède qu’aux phénomènes apparents et qui, en outre, coupe fâcheusement l’homme en deux, ou en trois, et donc, là encore, contribue à la division, à la scission générale du monde moderne.

Concrètement, cela induit souvent une critique de la psychologie d’orientation rationnelle et aussi de la psychanalyse rationaliste, c’est-à-dire de la lignée freudienne. Au contraire, est valorisée la psychologie des profondeurs de Jung, beaucoup plus attentive à la totalité humaine, à l’universalité anthropologique, à la symbolique qui donne sens à la destinée humaine. Sont aussi valorisées les psychologies transpersonnelles, qui mettent en avant les événements mystiques, les états de conscience supérieurs ou modifiés. Ce sont là (en principe!) des événements de réalisation de soi, d’illumination, de vérité de l’être profond, de renaissance, d’éveil de la conscience, de présence à soi pacifiée, d’harmonie avec soi et avec le monde extérieur. Là encore, on peut recourir aux techniques et à la vision de l’ésotérisme occidental, ou – c’est souvent le cas – aux sagesses orientales, à leurs enseignements et à leurs méthodes d’entrée dans la connaissance et dans la sagesse, ou encore, aux psychologies transpersonnelles, qui sont d’ailleurs souvent assez syncrétistes, faites d’éléments de la psychologie moderne, des psychothérapies corporelles, mais aussi de notions et de thèmes pris dans les sagesses d’Orient ou dans la tradition mystique occidentale.
Toujours, il s’agit de parvenir à la non-dualité, au grand silence non conceptuel, à une conscience participante.

« Dieu » ou « ce qu’on nomme Dieu »

Les sociologues ont classé les phénomènes religieux en trois types ou trois modèles principaux d’associations religieuses : le type Église, le type secte et le type mystique/spirituel. Dans les recherches et cheminements spirituels dont j’essaie de rendre compte ici, on est évidemment dans le troisième type qui, contrairement aux deux précédents, a des connotations fortement individualistes, anti-institutionnelles, tout cela étant d’ailleurs en affinités fortes avec une certaine modernité culturelle. On insistera ici sur le chemin intérieur, la recherche spirituelle personnelle, l’entrée dans une voie d’intériorité, le ressenti affectif éventuellement, l’importance d’intégrer le corps, ou la personne entière, dans l’expérience spirituelle. On insistera aussi sur la connaissance souhaitable et possible du divin d’autant plus que, là encore, les ponts ne sont pas coupés : on adhère fortement à cette théologie mystique selon laquelle dans la nature et en l’homme sont présentes des étincelles de la divinité, une semence d’éternité, donc des ponts entre le divin, l’humain et le cosmique. Par certains aspects, on est proche du panthéisme. De cette vérité profonde, toutes les religions sont porteuses ou sont des variantes. Il y a une « unité transcendante des religions », qui sont autant de voies d’accès à cette unité, à une Tradition ou une Vérité primordiale dont elles constituent simplement les incarnations historiques. Par définition, cela implique une grande tolérance, une ouverture à toutes les voies et toutes les recherches spirituelles, donc aussi, parfois, un fort syncrétisme. Le fonds commun de toutes les religions réside précisément dans l’expérience spirituelle ou mystique, qui livre un certain accès à la divinité. Divinité souvent sans nom, impersonnelle, « abîme sans fond» des mystiques chrétiens, entrée dans le vide de toute représentation et de toute émotion, dans la parfaite vacuité, dans des voies orientales. Généralement, Dieu est ici « impersonnel », au sens où Il est le Fond ultime du Réel, l’Abîme sans nom, l’Éveil suprême, l’Illumination sans ténèbres, l’Un et le Tout éventuellement parce qu’il est le Néant ou le Vide. Foncièrement, il ne s’agit pas ici de foi ou de croyances, a fortiori de compréhension intellectuelle, mais d’expérience existentielle qui, pour ceux qui y entrent, donne sens à leur vie et au monde où ils vivent, avec l’espoir, aussi, de transcender les limites de cette vie douloureuse, non permanente, superficielle, non substantielle – je reprends ici quelques termes d’une tradition bouddhique mais, en d’autres mots, on pourrait étendre cette expérience au-delà de cette tradition.

Pour conclure, une mise en garde: il s’agit d’une construction. J’ai séparé, en bon sociologue universitaire, ce qui en fait, très souvent, n’est pas séparé. Encore que, pour des raisons évidentes, un choix ou des insistances sont possibles, y compris dans les trois thèmes que je viens d’esquisser, y compris entre des recherches davantage religieuses et d’autres davantage profanes, de quêtes simplement humaines ou d’un sens purement immanent à ce monde-ci, etc. Mais j’ai séparé ce qui en principe est uni, rassemblé dans une unique recherche. […] »

Les spiritualités au carrefour du monde moderne
Traditions, transitions, transmissions
Colloque tenu à la Sorbonne
pp. 85-101

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