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Cultes populaires hindous et musulmans

par Boukje Landsman | Publié le 21 juin 2005

Par les exemples des cultes de la déesse hindoue Yellamma et du Saint musulman Dudhpira dans la région du Karnataka, on se rend compte que la diversité des pratiques populaires invite à s’interroger sur l’unicité de l’hindouisme et de l’Islam en Inde, apparus en réaction à la colonisation.

« Pour beaucoup, l’hindouisme est une mystique et l’islam une religion du Livre. Pourtant, nombreux sont leur pratiquants auxquels ne chaut ni la mystique, ni le Livre. Non moins nombreux son ceux qui considèrent ces deux religions comme contradictoires. C’est ignorer, cette fois, la variété et l’extension des pratiques composites ou syncrétiques. De là, l’intérêt de l’étude sur le « terrain » des religions dites « populaires », tout particulièrement dans le sous-continent indien, civilisation multimillénaire.

La présentation de deux sites socio-religieux du Sud de l’Inde, sis dans l’Etat du Karnataka, l’un hindou et l’autre musulman, permettra d’illustrer la complexe richesse des pratiques populaires, certaines analogies de conduites ou de croyances et l’accommodation d’acteurs appartenant à des obédiences distinctes. Le voyage est instructif à l’heure où presque partout menacent les conflits religieux et les heurts communautaires. »

UN CULTE D’INTOUCHABLES AU KARNATAKA: LE CULTE DE LA DÉESSE YELLAMA

« On s’y rend, au terme d’un chemin qui peut être long, pour recevoir le darshan de la déesse Yellamma, la « Mère universelle », qui est aussi déesse des frontières. Comme tous les lieux de pèlerinage, son temple est le terme d’un parcours fait de privations, un parcours qui implique la personne tout entière, particulièrement le corps : le divin se mérite à travers une dure pérégrination. Le pèlerin est un acteur-participant qui doit se dépenser physiquement, émotionnellement et financièrement, lui-même et sa famille (élargie) qu’il emmène avec lui. L’expérience de l’épuisement est une des conditions privilégiées de la communication avec le divin. Une fois arrivés, les dévots continuent d’ailleurs de pérégriner de sanctuaire en sanctuaire, parfois nus – ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes aujourd’hui, dans le cadre d’un hindouisme qui cherche à homogénéiser les rites et à « moraliser » les pratiques -, ou bien «’habillés » d’une sorte de costume en feuilles de margousier, une plante à vertus médicinales. Car le culte de Yellamma est réputé guérir les maladies de peau, une catégorie très large qui inclut les dépigmentations, les eczémas, la lèpre, les maladies vénériennes, etc. »

« Deux grandes fêtes célèbrent les événements racontés par le mythe. A la pleine lune d’octobre-novembre, les femmes montent au temple de Jamadagni sur la colline, pour pleurer sa mort et deviennent les veuves du Dieu ; elles s’identifient à la Déesse, qui a été adultère (en pensée) bien qu’elle incarne surtout un modèle de fidélité conjugale. A la pleine lune de mars-avril, les mêmes femmes célèbrent dans la joie le remariage des divinités. Les cérémonies ont lieu cette fois dans le grand temple de Yellamma qui invite son époux à leurs noces, et on transporte en procession l’effigie de Jamadagni depuis la colline. »

« Yellamma est aujourd’hui végétarienne, mais quelques sacrifices sanglants s’accomplissent à distance du temple. Le végétarisme de la Déesse est récent, contemporain de la brahmanisation progressive du personnel religieux. Cette évolution est un exemple caractéristique des problèmes qui se posent de manière générale en Inde en matière de religion : les hautes castes méprisent et stigmatisent les pratiques de basses castes et les coutumes villageoises ; la bourgeoisie urbanisée se scandalise facilement de pratiques qu’elle juge amorales et « sauvages ». Quant aux autorités administratives et politiques, elles s’efforcent d’uniformiser l’hindouisme, et de se soumettre les temples et leur personnel. A Saundatti comme ailleurs la « normalisation » de la religion rencontre la résistance de populations locales pour qui les changements introduits dans la tradition risquent de provoquer la « colère divine ». »

SUR LA TOMBE DU SAINT MUSULMAN DUDHPIRA

« Les deux cultes sont exemplaires d’une conception analogue du divin : labile et polymorphe, celui-ci peut être fixé en des lieux sacrés, dans des effigies de culte, mais il se diffracte et se démultiplie en éclats ou en parcelles (comme les. morceaux épars du corps de Yellamma) ; il peut aussi investir les humains qu’il possède, et être manipulé par ceux qui les délivrent de cette possession.

Il faudrait, pour compléter ce tableau, détailler un autre cas, celui de Changadev-Râjabhâg Savâr, une figure divine hybride, bifrons, à la fois hindoue et musulmane. Son culte se distingue des précédents, en ce sens qu’à Saundatti des musulmans sont invités à participer à des cérémonies hindoues et que sur la tombe du saint Dûdhpîra (« lait grand-père ») des hindous rejoignent un culte musulman. Au contraire Changadev, le « dieu bon » des hindous, et Râjabhâg Savâr, le « saint qui chevauche le tigre » des musulmans, sont une seule et même divinité sous deux noms différents. Dans son temple, deux « clergés » le desservent, l’un hindou, l’autre musulman, ce qui est exceptionnel en Inde ; sur son autel, sont juxtaposés des symboles musulmans, comme les mains (panjah) et hindous, comme le tigre. »

POUR CONCLURE

Quand on choisit d’étudier les problématiques religieuses « par le bas », au niveau des pratiques quotidiennes dites « populaires », on s’aperçoit qu’il est inadéquat de les penser en termes de spiritualité ou de mysticisme. Les formes multiples, plurielles, de pratiques concernant des divinités multiples et plurielles elles aussi, avec des dispositifs extrêmement variés, ne constituent jamais une religion avec un livre révéré, des textes canoniques, mais un ensemble plus ou moins « orthopraxique ». Il y est en fait rarement question de spiritualité. Il s’agit toujours d’accomplir par la dévotion des gestes qui procurent en retour certaines satisfactions immédiates – guérison, apaisement des tensions pour l’individu -, ou à plus long terme – obtention d’un enfant, réussite dans la vie, protection contre les accidents de voiture, etc.

D’où la question actuelle soulevée par les spécialistes : y a-t-il une religion hindoue ? Certainement oui. Mais ce que nous appelons « l’hindouisme » est né au xixe siècle, sous la pression de la colonisation britannique, de l’action missionnaire et des réformateurs. Un certain nombre d’intellectuels indiens ont alors développé un sentiment d’infériorité face à cette intrusion de l’Occident qui mettait en relief de manière dévalorisante la religiosité indienne, diffractée en une multitude de pratiques qui pouvaient apparaître comme peu « honorables ». Leur projet a donc été de rassembler toutes ces variables en un ensemble unifié qui permettrait de répondre à l’agression occidentale ; ce pour quoi ils les

« purifièrent » et les réformèrent, leur donnant une dignité égale à celle des « religions étrangères ». Aujourd’hui, les mouvements nationalistes continuent cet effort de transformation des pratiques en un corps unifié de doctrines et de comportements qui s’appellerait « l’hindouisme ». On sait les conséquences d’un tel objectif quant à la cristallisation des religions en blocs spécifiques, dressés les uns contre les autres. Ce pourquoi on a pris ici le parti d’insister sur le caractère labile de la dévotion et de la conception du divin, en faisant ressortir que la « religion hindoue » ou l’« islam indien » ne sont pas toujours deux entités que tout séparerait.

Revue Française de Yoga, N°19, « Religions en Inde aujourd’hui. », février 1999, pp.131-139.

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