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De la transmission à la transgression. Identité, évolution, métamorphoses du disciple

Publié le 28 juillet 2005

La sagesse populaire semble condamner toute velléité d’insoumission au maître qui transmet. En fait elle récuse surtout les comportements asociaux et montre qu’ils sont incompatibles avec l’acte de transmettre, qui nécessite avant tout la reconnaissance de l’autre.

« D’études « gratuites » de linguistique en ateliers d’écriture éprouvants, de stages d’expression vocale en soutenances de mémoires divers (École française de Yoga, D.E.A. d’université), des séminaires de Barthes et de Lacan à une thèse de doctorat, je me suis plu à expérimenter des stratégies qui n’avaient d’autre but que de me faire éprouver et repousser mes limites, de m’exercer à vaincre toutes formes d’appréhension. Flirter avec ses limites intellectuelles (capacités d’attention, de compréhension et d’assimilation), expérimenter de manière ludique des stratégies d’apprentissage, vaincre ses appréhensions : tel est le quotidien de tout « élève » ou supposé tel. Comment donc « comprendre » un élève (et apprécier ses efforts et progrès à leur juste valeur) si soi-même, enseignant, on n’éprouve plus pour soi-même – et par soi-même l’apprentissage, avec son lot de vicissitudes et ses échecs? »

TRANSMISSION ET TRANSGRESSION: LES TENTATIONS PROMETHEENNES

« C’est en étudiant le statut de « mauvais disciple » que l’on cerne le mieux ce que l’ascendant du maître peut avoir de redoutable pour l’identité de l’élève. Car le pouvoir du maître n’est pas insupportable au disciple appliqué et impliqué, désireux d’apprendre, donc de « progresser » au contact de celui auquel le lie un pacte d’allégeance, formulé ou implicite. Le « bon élève » réclame de son maître qu’il lui inculque non seulement un « savoir », ou un « savoir-faire », mais aussi les règles comportementales strictes qui lui permettront de se l’approprier. Autrement dit une « méthodologie » de l’apprentissage – terme employé dans l’enseignement secondaire pour désigner tout ce qui permet à l’élève d’organiser, d’optimiser ses savoir-faire. »

« Prométhée s’affiche donc, et c’est pourquoi sans doute il a fasciné à ce point les dramaturges, à la fois comme le « mauvais disciple » des dieux, qui attendent de l’humanité davantage de soumission, et comme celui qui transmet aux hommes bien plus que la vie, en leur restituant une dignité symbolique, l’obligation pour eux de survivre et de se prendre en charge, à part entière, face aux dieux. »

« À la transmission d’un savoir obsolète par des maîtres auxquels il ne veut en aucun cas ressembler, Faust préfère une connaissance intuitive dont le seul défaut est qu’elle est purement intérieure, et qu’aucun « maître » n’est là pour en baliser les étapes. Méphisto incarne cette absence de maître, et prend corps subitement, pour nous signifier que, si Faust est « possédé », c’est de lui-même, et de son illusion qu’il peut, armé de sa seule bonne volonté, pénétrer les secrets de la Nature. Le diable, c’est étymologiquement celui qui divise, mais c’est aussi l’image de la division interne de Faust, et de l’humain dans son essence. »

Phoebus et Phaéton

« Ici encore, s’impose l’insoumission de l’humain face au divin. Aucun immortel n’aurait osé solliciter la faveur exigée par Phaéton. Mais c’est surtout la relation père-fils qui nous retient dans ce récit mythique, en ce qu’elle est empreinte de l’humanité la plus sensible, dans un contexte où certes domine une représentation anthropomorphique du divin. Phaéton, lorsqu’il vient demander à Phoebus l’assurance de sa paternité, réclame au dieu le droit de s’identifier à lui. Fasciné par la puissance de ce père, il croit naïvement pouvoir l’égaler du seul fait de sa reconnaissance. Phoebus, père et pour l’occasion « maître » de Phaéton, assume totalement cette fonction, sans user de sa prérogative divine qui pourrait l’amener à revenir sur sa promesse.

Cette fable, qui est souvent commentée de manière moraliste car on y lit le châtiment d’un orgueil filial démesuré, peut être lue aussi comme une très belle illustration des limites de la reconnaissance et de l’amour paternels, ou de l’aveuglement d’un maître abusé par l’assurance d’un disciple inexpérimenté. »

Dédale et Icare

« Ce qui frappe dans le bref épisode consacré au couple formé, par Dédale et Icare, c’est la proximité de leur relation. Les personnages sont à peine esquissés, leur aventure réduite à l’essentiel. Dédale n’est que père, Icare n’est que fils. Et qui plus est, Dédale peut montrer à son fils les gestes à effectuer, il peut lui donner un, point de repère: lui-même. L’enfant n’a qu’à le suivre. Les conditions de la transmission sont idéales. Les risques sont bien moindres que dans la course folle de Phaéton, abandonné à lui-même – et c’est cela bien sûr que le fils ne supporte pas, cette sécurité absolue garantie par son père. Désobéir est pour lui le seul moyen d’accéder à l’existence. C’est la seule possibilité que lui laisse son père si attentionné, si précautionneux, si tendre, de tenter sa propre expérience, et de jouer avec ses propres limites. »

ENFIN UN DISCIPLE IDEAL? L’ELEVE SELON HENRY JAMES

« Il nous est jusqu’ici apparu que, dans le domaine de la transmission, une attitude de transgression pure (Phaéton, Icare) ou d’obéissance exagérée muée en véritable « possession » (Faust et Gregor Samsa) conduit selon des scénarios implacables et comme tout naturellement à la mort symbolique ou physique du jeune rebelle. »

« Il y a donc « énigme » dans cette relation, si on la considère comme un engagement traditionnel entre enseignant et enseigné, mais totale limpidité si l’on prend en compte la qualité du disciple… et celle du maître qui à aucun moment ne revendique la moindre prérogative due à son titre. Le lien est tellement fusionnel que le disciple ne survit pas au départ – fût-il provisoire – du maître. »

« Il semble bien en tout état de cause qu’une sorte de « morale » commune se dégage de l’ensemble de ces apologues. C’est qu’il ne fait pas bon transgresser un ordre quel qu’il soit, ce dont chacun des héros rencontrés fait la triste expérience – et que la transgression soit consciente et délibérée comme dans les quatre récits mythiques, ou « inconsciente » dans l’espace fictionnel ouvert par les nouvelles de Kafka et de James. Constatation fort peu originale, car elle rejoint la morale « populaire » prônant l’obéissance aux parents, le respect des dieux, des ancêtres et des « us et coutumes ». Morale conformiste à laquelle auraient tenté d’échapper quelques fous ou quelques fortes têtes ; mal leur en aurait pris. »

« Cette constatation nous éclaire sur le simple fait que transmettre, ou accepter la transmission, est un acte de reconnaissance avant d’être un acte de connaissance. L’acte de transmettre est inenvisageable indépendamment de l’humble reconnaissance de l’existence de l’Autre – bien antérieure à quelque lien que ce soit qui se puisse créer grâce au contenu communiqué, ou à la technique adoptée. Pour que la transmission soit possible, il faut seulement être deux à reconnaître – à accepter – l’identité du vis-à-vis. Le « comment bien transmettre », ou comment se situer idéalement l’un par rapport à l’autre, vient ensuite, comme redondance, par rapport à cet acte premier. »

« La transmission est un acte éminemment social, comme nous l’avons montré a contrario, mais elle est aussi un acte éminemment individuel, comme flous n’avons cessé d’en accumuler les exemples. Sans doute est-ce pour cela qu’il nous entraîne à des réflexions aussi paradoxales et nuancées, et que le sujet, nourri d’autant de prototypes que d’expériences individuelles, est proprement inépuisable. »

Revue Française de Yoga, N°31, « Transmettre. », janvier 2005, pp.69-101.

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