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La leçon de violon

Publié le 08 juillet 2004

La métaphore filée de la leçon de violon permet d’évoquer les différentes façons de percevoir son corps. Traité avec égard et choyé, le corps humain peut être une porte ouverte sur l’esprit. Dans ces conditions, la distinction entre la matière et l’esprit devient superficielle et le corps apparaît comme l’esprit rendu tangible par quelque précipité chimique.

 » […]

La leçon de violon!

Ce titre est un hymne au corps, mais le violon peut être aussi bien un crincrin qu’un stradivarius, et chacun de nous a le choix entre devenir un virtuose ou rester un racleur de cordes.

L’émerveillement devant le corps est rare, très rare. Où, par ailleurs, n’allons-nous pas chercher des raisons de nous enthousiasmer dans le monde contemporain? Il y a tant de gens fascinés devant les machines, ces jouets dérisoires comparés à la complexité, à la beauté d’un corps! Si sophistiquées que soient ces machines, elles sont d’une trivialité loufoque, d’un simplisme féroce, comparées au chef-d’oeuvre que nous habitons.

Ce corps : quel choc est souvent nécessaire, le choc de la maladie, le choc de l’approche de la mort ou même le choc lumineux de l’éros, pour en connaître la lumineuse merveille! Imaginez un Paganini qui eût ressenti pour Stradivarius du mépris, ce mépris qui est celui de tant d’entre nous envers leur corps I Bien sûr, rares sont ceux qui tiendraient aujourd’hui un discours comme celui du grand prêtre baroque Abraham A Sancta Clara, dont je cite un passage dans La mort viennoise: « Ces femmes que vous tenez entre vos bras ne sont que des sacs d’excréments, de sang, de bile et de glaires, que vous rejetteriez au loin si vous pouviez voir à l’intérieur. » Ce n’est pas le discours que nous tenons aujourd’hui, mais croyez-vous que notre époque, qui vend la peau des femmes sur les murs des villes – le corps découpé en morceaux comme sous le couteau d’un équarriseur, ici un sein, là un mollet -, ne fait pas oeuvre plus sinistre encore que l’imprécation d’Abraham A Sancta Clara?

Parfois, ce mépris a une autre coloration; c’est le mépris pour !a matière qui se veut un hommage à l’esprit. Perversion différente, mais aussi effarante. Imaginez l’attitude qui consisterait pour Paganini à dire: «J’aime tant la musique que je ne veux pas la voir liée à la matière. La musique est si pure, si haute, que j’aspire à l’entendre sans passer par la matière, par le bruit. La matière est à dépasser, à laisser derrière nous. Elle est déchéance comparée à l’esprit, à la musique. A la limite, je voudrais une musique qui ne se fasse plus entendre. » Non, jamais nous ne pourrions rencontrer un virtuose qui tienne pareil langage ! Au contraire, si vous voulez apprendre comment traiter avec tous les égards imaginables ce corps, comment le couver des yeux, le caresser, l’envelopper d’une étoffe précieuse pour le protéger des chocs, observez un virtuose agir avec son violon: jamais il ne le déposera à la consigne! Bien sûr, il ne tient qu’à vous de le maltraiter, de le traiter en crincrin une vie durant, au préjudice de tous ceux qui nous entourent et de vous-mêmes, de vos propres oreilles. Vous créez alors autour de vous un champ de résonances aigres et discordantes, dont vous allez souffrir toute une vie et faire souffrir ceux qui vous entourent, car nous ne mes jamais seuls à vivre dans cette aigreur.

Permettez-moi de filer avec vous cette métaphore : corps-violon même si, comparé au corps, le violon est lui-même mille fois simplifié, il reste quand même, dans l’ordre de l’harmonie étique, une équivalence. Tous deux, violon et corps, sont conducteurs de musique, conducteurs de la musique de l’Etre. Tous deux sont en somme ces purs passages. Ce n’est que corde sèche, bois sec, peau sèche, mais il en sort la voix du bien-aimé. C’est en ces termes que Roumi parle de son instrument de musique, de son rebab.

[…]

Le corps est cette œuvre d’un grand luthier qui aspire à la caresse de l’archet. « Tout ce qui vit aspire à la caresse du Créateur », dit Hildegarde von Bingen. Séparé de la résonance à laquelle aspire ce corps, séparé de la musique pour laquelle il a été créé, il perd sa tension, il s’affaisse, il se laisse aller, il se désespère. Nous vivons dans une époque où rien ne nous dit la merveille de cet être, la merveille de ce qui est l’ordonnance du corps et où on croit être détendu quand on s’affaisse comme un malheureux, lorsqu’on croit vraiment que se laisser aller est une manière de se sentir mieux, lorsque personne ne nous signifie : attention, ton chevalet est déplacé, ta corde est distendue, le maître ne peut pas jouer sur toi. Je ne peux pas faire que la musique soit belle, mais je peux tendre cette corde à la perfection. Ces corps inhabités de tant d’entre nous aujourd’hui qui, à défaut d’entrer dans la résonance pour laquelle ils étaient créés, vont se rouiller, se déglinguer, perdre le souvenir de ce qu’ils sont. Pourtant, nous le savons tous, la mémoire du corps est la plus profonde: tout ce qui m’a touché, tout ce que j’ai touché, frôlé, caressé, les coups que j’ai reçus, les blessures, tout est dans la mémoire de mes cellules; l’intellect, lui, peut jouer, effacer, recommencer de zéro, inventer des scénarios divers, les reprendre, les corriger, les analyser, les annuler, mais le corps reçoit de manière indélébile toutes les informations. Toute cette mémoire accumulée, recouverte, cachée dans les strates, empêche la vibration, la musicalité de mon corps. On dit en allemand d’un mauvais instrument qu’il a un « loup ». De même du corps, et de certains registres de la mémoire qui le raidissent, le contractent, le rendent inapte à résonner librement. Un mauvais instrument a ses « loups »; un mauvais corps a ses obsessions, ses zones maudites où il résonne lugubrement.

Un bon instrument résonne sans sélection dans tous les registres. Il accueille tout de toute son âme, entre dans toute résonance.

Dans un bon corps, un corps réconcilié avec ses blessures, la peur ne verrouille plus les espaces. Le ton le porte au bout de chaque vibration. Il faut pourtant se garder d’une conception dualiste quand on utilise ces images, et ne pas faire de l’instrument le corps, et de l’âme celui qui joue. Ce serait une séparation artificielle car la merveille qui va se révéler au contemplateur ou à l’auditeur, c’est l’inséparabilité de tous ces éléments.

[…]

Permettez-moi pour finir de lire deux pages de mon livre Une passion. C’est Héloïse, vieille femme alors, qui parle: « Je soupçonne le corps que j’habite d’être seulement une qualité d’âme rendue tangible par quelque précipité chimique Il m’a toujours inspiré une tendresse profonde; je n’ai jamais pu partager le mépris de maître à bétail qu’ont pour lui tant de mes contemporains, même durant ces longues années où je l’ai si cruellement jugulé et mortifié ; je percevais au fond de mes entrailles le chant de ma féminité. Cette mélopée que rien jamais n’a fait taire, ce vibrato profond qui répond en sourdine à l’appel du créé, semblable au ton qui joué sur un seul luth fait vibrer, sur tous les instruments au repos alentour, les cordes qui lui correspondent. Le corps m’a toujours paru une prodigieuse énigme et les sens autant de miraculeuses antennes. Souvent les hommes méprisent ce qui se laisse toucher, sentir, flairer, comme s s’il s’agissait dès lors d’une réalité mineure, et n’estiment vraiment que ce qui se refuse à leurs sens. J’ai bien du mal à en compren dre le pourquoi. J’y ressens une fatuité de la raison qui 1e détourne ainsi de la vénération. Le visible n’est que de l’invisible hissé au niveau de nos yeux, le tangible de l’intangible offert à nos caresses, la matière est ce message d’amour que la création nous donne tant à déchiffrer qu’à composer jour après jour.

Aujourd’hui encore m’émeut cette main qui fait courir la plume sur l’écritoire. Je la contemple. J’aime sa peau un peu fripée, une vieille étoffe, douce et lisse, la saillie bleue des veine ces mains qui en savent plus long sur ma vie que sur moi-même, elles ont caressé Abélard, elles ont griffé des nuits durant murs de ma cellule, elles se sont jointes pour la prière, elles ont fermé les yeux des morts. Ces mains, oui, ces mains, je regarde différemment depuis que j’ai compris: Dieu n’a que nos mains pour faire sur terre tout ce qu’il y a à faire. »  »

Les chemins du corps
pp. 71- 82

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