La modernité du religieux : sur la formation des islamismes
Publié le 18 juin 2004
Les fortes déstabilisations subies par l’islam au début du XXème siècle vont conduire cette religion à devoir faire face à une série de défis intellectuels et pratiques. Joseph Maïla se penche sur les trois types de réponses apportées par les différents courants religieux au sein de l’islam : le traditionalisme, le modernisme et l’islamisme.
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I. LES CONSÉQUENCES RELIGIEUSES DE LA CHUTE DE L’EMPIRE OTTOMAN : LA RUPTURE DE LA GÉNÉALOGIE SYMBOLIQUE
Je vais d’abord revenir sur les conséquences de ce que j appelle l’éclatement de l’Islam-Monde. Pour bien comprendre les changements de la sensibilité religieuse islamique au XXe siècle, un retour en arrière est nécessaire. Au début du siècle, jusqu’en 1918, existait un empire qui parlait au nom des musulmans du monde entier. C’était l’Empire ottoman. Il avait bâti toute une généalogie par laquelle il expliquait comment le sultan siégeant à Istanbul était le successeur du Prophète. Généalogie symbolique, qui va éclater. La rupture de la généalogie symbolique formera le premier point de cette partie.
L’Empire musulman avait pris son essor à partir de la mort de Mahomet, en 632 après J.C. et s’était établi dans une dynamique d’expansion fantastique, qui avait permis à l’islam de régenter le monde connu: en 632, l’islam naît dans ce qui est, aujourd’hui, l’Arabie Saoudite; dès 751, il est aux portes de la Chine. En moins d’un demi-siècle donc, l’slam parti d’Arabie va gouverner le monde connu, c’est-àdire la Méditerranée, l’Espagne, le sud de la France, toute une frange de territoires qui s’étend jusqu’à l’Asie et jusqu’aux frontières de la Chine. Les empires qui se succèdent, l’Empire omeyade (650-750) qui avait son siège à Damas, puis l’Empire abbasside (750-1258), ont à leur tête un calife, c’est-à-dire le représentant, le successeur de Mahomet, celui qui a pour charge fondamentale de préserver le message de l’islam.
1258 est une date considérable dans l’histoire puisque Bagdad qui était, à cette époque-là, la ville la plus importante du monde du point de vue de la culture, Bagdad est envahie et brûlée par les Mongols. Ensuite commence la longue émergence des Turcs dans cette région du monde. Or, les Turcs vont penser leur généalogie, la succession de leur pouvoir, dans la continuité de celle des califes qui les avaient précédés, de telle sorte que le sultan ottoman qui s’installe à Istanbul (ex-Constantinople), après l’avoir conquise en 1453, peut se dire légitimement le successeur du prophète Mahomet. Nous sommes là dans un univers symbolique, imaginaire, religieux. Pour les musulmans du début du siècle, cette généalogie symbolique représente la continuité qui va exister de 632 à 1918, continuité qui fait qu’existe sur terre un successeur du Prophète, un gardien de la Loi religieuse, la shari’â.
Et voilà que brutalement, non seulement l’Empire ottoman s’écroule – ce qui était attendu puisqu’il perd la Première Guerre mondiale – mais que surgit, en Turquie, un homme qui va totalement réformer les moeurs de l’islam. Cet homme, c’est Mustafa Kemal Atatürk. Il considère que si l’Empire ottoman s’est écroulé, c’est en partie à cause de la sclérose qui avait affecté l’islam, lequel n’avait pas su s’adapter au siècle, faire son aggiornamento et subissait donc les conséquences d’une longue période où la Tradition l’avait emporté sur la remise en question de la formulation des questions sociales, religieuses, politiques. La réaction de Mustafa Kemal est brutale : elle va consister, le 3 mars 1924, à faire supprimer par l’Assemblée nationale turque le califat, d’un trait de plume. C’est un coup de tonnerre dans le ciel de l’islam. Les musulmans n’ont plus de calife, ils n’ont plus de représentant sur terre. La longue généalogie symbolique s’écroule. Que se passe-t-il alors? Pour une mentalité qui s’orientait dans le monde à travers des références culturelles et symboliques extrêmement fortes, il y a perte de trois référents.
D’abord, perte du calife comme figure, ce que j’appellerai le référent existentiel. Quelqu’un existait qui était une référence par rapport à laquelle on pouvait s’orienter, se diriger, qui était un recours auquel on pouvait s’adresser dans le cas où on avait à défendre son territoire, à parler d’une seule voix. Cette figure, celle du calife, n’existe plus. Mustafa Kemal lui demande de partir et le met sur un bateau comme un vulgaire exilé politique.
Deuxièmement, perte du référent essentiel: la shari’â. La loi musulmane n’existe plus. Mustafa Kemal décide que la loi issue du Coran, la shari’â, ne sera plus la loi en vigueur en Turquie et, pour la première fois dans l’histoire, un pays qui se disait musulman allait emprunter ses codes, ses lois, ses manières de penser et d’agir, ses manières de régir la société à une civilisation différente. Mustafa Kemal se tourne vers l’Occident. Il décide même d’aller plus loin: il ferme les écoles religieuses, « laïcise » par la force, interdit le recrutement des religieux en laissant au spirituel une place extrêmement congrue; il mène une propagande athée comme cela se pratiquait, à la même époque, en Union soviétique. Bref, pour les musulmans du monde, la loi que défendait le calife n’existe plus.
Troisièmement, il y a aussi la perte de l’Umma, ou perte du référent communautaire. Tant qu’existait une loi, tant qu’existait un calife, il y avait une communauté soudée. L’Umma musulmane, la nation, n’existe plus en tant que telle, elle devient une nation éclatée et c’est l’Occident qui va opérer directement cet éclatement. Il ne faut jamais oublier que c’est à partir de ce moment-là que commence le dialogue moderne, mais aussi le malentendu, entre l’Occident et l’Orient. Pourquoi « malentendu »? Parce que toutes les transformations qui vont affecter la Turquie, qui vont affecter l’Empire ottoman (de l’Empire ottoman naît la Turquie moderne), vont être réalisées sous l’influence des Occidentaux. C’est en tout cas ainsi que les musulmans perçoivent les changements qu’ils sont en train de subir. A la place du calife, Mustafa Kemal établit un président de la République. Ce personnage n’a pas une aura religieuse, il n’est pas là pour sauvegarder la loi éternelle de Dieu, il est simplement élu par le peuple selon des procédures, des mécanismes institutionnels empruntés à l’Occident. Par ailleurs, la shari’â n’existant plus, on va puiser dans les codes civils, pénals, commerciaux suisse et français, les éléments de droit qui vont régir la nouvelle société. Enfin, ce sont les Occidentaux qui participent aux transformations modifiant en profondeur toute la géographie de l’islam. Ce sont eux qui transforment la nation musulmane, l’Umma, en États nations; ce sont eux, vainqueurs de la Première Guerre mondiale, qui refont la géographie du monde, celle des pays anciennement musulmans ou qui se reconnaissaient dans la mouvance de l’Empire ottoman. Quel formidable choc symbolique pour l’Umma qui se reconnaît par-delà les frontières, par-delà les populations, comme une nation unie par le lien religieux, la solidarité religieuse, la fraternité religieuse « tous les croyants sont des frères », dit le Coran – quel choc symbolique, donc, que la « territorialisation » nouvelle, et la création de délimitations frontalières qui font naître des Etats séparés se reconnaissant dans des autorités séparées. Ces États n’ont plus d’autorité spirituelle trans-nationale, transétatique, posée comme un réfèrent par-delà toutes les déterminations culturelles, politiques, ethniques qui pouvaient exister d’un bout à l’autre du monde.
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CONCLUSION:
ISLAM ET MODERNITÉ
J’apporterai maintenant une conclusion en trois points:
D’abord, il n’y a pas un islam, mais des islams. Il existe aujourd’hui un islam conquérant, en vedette dans les journaux, dans les médias, il faut le reconnaître. Même s’il ne représente pas tout l’islam, il en constitue aujourd’hui une fraction militante, qui cherche à repositionner sa place dans les relations internationales. Il y a également polyvalence dans le discours religieux: le discours piétiste, le discours moderniste – bien que ce ne soit pas celui qui domine – et le discours conquérant, triomphateur, mettant en avant le djihad et l’opposition au monde moderne pour ce qu’il peut avoir de brutal au niveau des changements qu’il a induits.
En second lieu, l’idée de la modernité hante l’islam, lequel, comme beaucoup d’autres civilisations du tiers monde, n’a pas su ou n’a pas pu suivre l’évolution du monde moderne. Les musulmans affirment que ce sont les contraintes extérieures qui les ont empêchés d’effectuer leur réveil et que ces contraintes sont essentiellement imposées par le monde occidental. Et on est frappé souvent à la lecture des revendications, dans les communiqués des mouvements islamistes, de la résurgence d’événements, de changements apportés par les Occidentaux dans le monde oriental alors que les Occidentaux, eux, les ont oubliés. Ainsi, le rôle que joue dans toutes les revendications terroristes le retour à la Déclaration Balfour qui permit la création d’un État sioniste en Palestine. Ainsi encore les accords de Sykes-Picot, sans doute effacés du conscient et même de l’inconscient des Occidentaux, accords signés entre le Quai d’Orsay et le Foreign Office et qui – après la disparition de l’Empire ottoman – partageaient le Proche-Orient en zones d’influence françaises ou britanniques. La Déclaration Balfour est perçue comme une intrusion occidentale directe dans le Proche-Orient ; les accords de Sykes-Picot, eux, sont ressentis comme une agression envers ce que les musulmans appellent le Dâr-al-Islam, la « maison de l’islam ».
Cette modernité qui hante l’islam est souvent perçue comme exogène, venue de l’extérieur par le biais des techniques, apportée et imposée parfois par les Occidentaux. Aussi, les musulmans essaient-ils de mettre en avant un concept de modernité endogène; c’est-à-dire qu’avec les concepts qui sont les siens aujourd’hui, l’islam se sent capable de promouvoir l’adaptation des musulmans au monde moderne. « Ce n’est pas notre âme qu’il faut changer, dit-il, mais le monde. Soyons ce que nous sommes. Nous avons une identité extrêmement forte. Notre religion est la religion de la Vérité. Dieu, dans le Coran, n’a-t-il pas dit: « La religion, c’est l’islam!
Enfin, voici le troisième point sur lequel je terminerai: les nouveaux défis auxquels l’islam d’aujourd’hui est confronté et qui vont certainement faire bouger cette sensibilité musulmane qui se cherche. D’abord, le statut de la femme. Statut tout à fait particulier, en grande partie déterminé par la shari’â, mais en grande partie aussi par la tradition. On a trop tendance auourd’hui à mettre sur le compte de la religion ce qui est simplement le fait de la tradition. Ainsi, par exemple, l’excision dont on fait grand cas dans certaines sociétés musulmanes n’est pas prescrite par le Coran; il existe des coutumes locales, sans aucune justification religieuse. Ce statut de la femme, aujourd’hui, est remis en question par la femme elle-même, qui lutte, au sein de la société musulmane, pour l’égalité des droits et, en un sens, pour l’introduction des Droits de l’homme dans un monde dominé par la shari’â, laquelle, nous l’avons dit, constate que chacun a des droits selon le statut qu’il occupe et que ces droits sont donnés par Dieu, une fois pour toutes.
Autre défi: la montée des minorités. Dans le monde qui s’islamise ou qui veut redevenir musulman, ces minorités, souvent religieuses, n’ont pas leur place. Or, elles bougent, et beaucoup de musulmans réfléchissent sur la place à leur donner. Mais c’est, à terme, toute la conception de la Cité musulmane et des relations entre musulmans et non-musulmans qui peut changer.
Il y a, enfin, une montée de l’individualisme, de l’autonomie des volontés. La solidarité de l’Umma sur laquelle insistent beaucoup les musulmans est une solidarité éclatée. Le monde moderne a introduit de l’anomie dans des sociétés qui, auparavant, fonctionnaient de manière compacte, régies par un esprit de corps, réagissant comme un seul homme, si j’ose dire. Aujourd’hui, on se trouve en présence d’une individualisation des parcours, des destins; d’une intériorisation du religieux qui fait que, parfois, beaucoup d’individus recherchent une quatrième voie dont je n’ai pas parlé dans ces grandes mutations, parce que c’est une voie permanente et traditionnelle, la voie du mysticisme, voie de l’intériorisation de la religion, et non plus de l’implication du religieux dans le politique. »
Les spiritualités au carrefour du monde moderne
Traditions, transitions, transmissions
Colloque tenu à la Sorbonne
pp. 25-44