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Le chamanisme, un saut vers l’inconnu

par Anne Fraisse | Publié le 01 octobre 2003

Le chamanisme fascine l’occident parce qu’il est un moyen traditionnel de contrôler les esprits, et apparaît de ce fait comme un phénomène mystérieux, voire magique. Cependant les pouvoirs du chaman ne sont pas illimités, ils dépendent de la relation que celui-là entretient avec sa tribu. Cette tribu qui exerce un véritable contrôle sur son « homme-médecin ».

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Le chamanisme est né avec la nuit des temps. Certains auteurs estiment qu’il apparaît avec les premières sépultures, soit vers cent cinquante mille ans avant notre ère. C’est une tentative qu’a faite l’homme des temps préhistoriques ainsi que certains groupes de chasseurs–cueilleurs, et que font aujourd’hui les hommes des sociétés dites « primitives » vivant d’économie de subsistance avec un rapport direct à la nature, pour se soigner, soigner leur prochain et maintenir la cohésion sociale face à l’absence de science et de médecine. Toutefois le chamanisme se définit par rapport à la crise, aux désordres qu’il faut éviter ou réparer et non par rapport à un ordre cosmique qu’il faudrait maintenir. Pragmatique, utilitaire, il assure la protection d’une communauté, car son espace est le groupe et non l’ethnie. Face à des conditions de vie fort précaires, à une nature souvent hostile, l’homme-médecin a développé des ressources et des connaissances exceptionnelles en dialoguant avec les esprits et en voyageant dans l’invisible, aussi bien dans le monde d’en-bas que dans le monde d’en–haut. Ainsi le chaman se rend maître des esprits, mais il est au service de son groupe et non à celui des dieux: le chaman contrôle les esprits, mais c’est le groupe qui contrôle le chaman. Ce système de croyances qui nous vient des sociétés primitives en prise directe avec l’écologie locale – ce qui explique sa diversité – offre en même temps une vision qui appréhende le monde comme un tout reliant les humains au reste de l’univers, ce qui lui donne une dimension universelle.

Le chamanisme est-il une religion ? Les chercheurs sont parta-gés. Pour Mircea Eliade, « le chamanisme dans son sens le plus strict est un phénomène religieux de Sibérie et d’Asie centrale, des techniques archaïques de l’extase ». En revanche, pour HuIkrantz il n’est pas une religion mais « une configuration religieuse avec un système de croyance, c’est-à-dire une idéologie et un ensemble d’attentes (espérances, expectatives) en ce qui concerne les chamans ». Il est incontestable que le chamanisme a été la religion traditionnelle de l’Asie centrale, de la Corée, de l’Amérique amérindienne. Très adaptable, il coexiste avec d’autres religions, comme le christianisme dans l’Amérique du Nord et du Sud, où il n’est pas rare d’entendre lors d’une cérémonie de guérison des chamans invoquer Jésus-Christ. Au Tibet, le chamanisme Bon a eu la même attitude avec le bouddhisme. Cependant certains auteurs le considèrent davantage comme une mystique, une voie d’accès au sacré, que comme une religion à proprement parler. Le berceau de ces « techniques archaïques de l’extase » se situe en Sibérie, en Asie centrale chez les peuples altaïques, (Bouriates, Samoyèdes, Yakoutcs, Tongouses). Mais on le trouve aussi chez les Esquimaux, les Lapons, en Australie, en Indonésie, au Japon, en Océanie et surtout en Amérique du Nord, centrale et du Sud chez les populations amérindiennes. On retrouve donc cette tradition de la transe extatique, ce processus de sacralisation de la réalité, sur tous les continents, races, ethnies, en-deçà de toute religion, ce qui donne à penser que le chamanisme est transculturel.

Au fond de l’âme humaine y aurait-il un chaman? Mircea Eliade l’affirme: « Le chamanisme originaire, nous voulons dire qu’il appartient à l’homme en tant que tel, dans son intégrité, et non en tant qu’être historique; témoin les rêves d’ascension, les hallucinations, les images ascensionnelles, qui se rencontrent partout dans le monde, en-dehors de tout conditionnement historique ou autre « . Le chaman peut alors être considéré comme un archétype.
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Le mot chaman vient du toungouse saman, que l’on peut rapprocher du sanscrit sramana et du pali samana; il a un sens analogue au mélanésien mana qui signifie « l’homme inspiré par les esprits ». Le chaman est donc un homme, la chamane ou la chamanesse une femme, intermédiaire entre le monde visible et le monde invisible, qui assume une fonction de prêtre, de médecin, ou d’artiste. Le chaman peut aussi se définir comme un maitre de l’extase, un spécialiste de la transe, un rêveur hors du commun, un voyant-guérisseur, un voyageur solitaire qui « chamanise », un guerrier engagé sur la voie du détachement, de la connaissance et de la libération, un homme ou une femme de coeur au service des siens. Généralement il est très individualiste, de forte personnalité charismatique, il est craint des siens et respecté. Mais c’est un marginal qui avance seul sur le chemin de « la folie contrôlée » et de la connaissance. La vocation chamanique exige donc une grande liberté individuelle et nécessite un certain libre-arbitre face aux puissances surnaturelles. Les chamanesses sont nombreuses, toutefois elles entrent en profession plus tardivement, après avoir assumé la maternité et l’éducation des enfants. Les chamanesses araucans du Chili sont réputées plus fortes que les chamans.

On peut différencier trois voies d’accès celle de la transmission héréditaire, celle de la vocation spontanée ou celle de la quête volontaire. […]

Mais quel que soit le mode de sélection, y compris l’élection ou la pression par le clan, comme ce fut le cas pour Archie Fire Lame Deer, l’apprentissage sera long; il faut compter environ une douzaine d’années pour former un chaman. Cet apprentissage se fait auprès d’un ou plusieurs chamans mais surtout par sa propre quête, en dialoguant avec les esprits: ce sont eux qui enseignent. Ainsi le nouveau chaman développe-t-il sa propre médecine. Cette initiation longue, périlleuse, est faite de privations, d’ascèse, de jeûnes, de souffrances physiques et psychiques. C’est le prix à payer pour l’accès à la connaissance et l’obtention des pouvoirs chamaniques.
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Les fonctions du chaman

Levi-Strauss a mis en évidence les liens du guérisseur et de son groupe, qui se manifestent sous trois aspects: la croyance du chaman dans l’efficacité de ses techniques, la croyance du malade en l’efficacité du chaman, la confiance et les attentes de l’opinion collective envers la puissance du chaman. Une des fonctions du medecine-man est d’intégrer le malade dans la collectivité en donnant à sa maladie un sens et une fonction mystique dont le malade tire un profit symbolique et réel. Le malade, le chaman et le groupe appartenant au même système symbolique de l’univers, si le malade comprend sa maladie, l’intègre dans un ensemble cohérent qui est de l’ordre de sa culture, il est alors guéri. Le chaman est un créateur de sens. Il remplit à la fois la fonction de médecin, puisqu’il formule le diagnostic, par exemple la perte d’âme, et celle de guérisseur, puisqu’il va rechercher l’âme fugitive, la capturer et lui permettre de réintégrer le corps qu’elle avait quitté; de plus, étant psychopompe, il peut aller dialoguer avec les morts et aider au passage. Il lui est également demandé d’intervenir sur les éléments pour sa communauté, notamment de faire pleuvoir en cas de sécheresse afin de sauver les récoltes, car il sait lire dans le livre de la nature.
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Revue Française de Yoga, n°13, « Passages, seuils, mutations », janvier 1996, pp. 93-116.

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