Un auteur et son oeuvre : Vivekânanda (1863-1902)
Publié le 19 septembre 2003
Le disciple préféré de Ramakrishna, contrairement à son maître, est fait pour l’action plus que pour la contemplation. Cette action prend souvent la forme de conférences, qui parfois deviennent des écrits. L’idée centrale de ces réflexions est toujours le triple sentier que constituent le yoga de la réflexion, celui de l’action et celui de l’amour.
« Le « Maître Séraphique » était mort le 15 août 1886. Sa dépouille mortelle abandonnée aux flammes dès le soir de ce jour de deuil, c’est à son disciple préféré, Naren, que devait revenir le soin de poursuivre sa tâche, de s’inspirer de son enseignement pour le répandre, dans son pays-même comme dans les continents lointains, au-delà des mers. Ramakrishna n’avait pratiquement pas voyagé. Prêtre d’un petit temple à Dakshineswar, il avait enseigné, médité dans la solitude de ce petit temple. Naren, par contre, devait parcourir le monde en pèlerin de l’Absolu, conduisant le combat contre l’ignorance, pour la Connaissance universelle.
Mais qui était ce Naren?
Narendranath Dutt était né le 12 janvier 1863 à Calcutta, dans une famille aristocratique, appartenant à la seconde classe, celle des guerriers et des princes, les « Kshatriya ». Famille très cultivée, princière… Un père agnostique, esthète, prodigue jusqu’à la folie; une mère sensible, fine, connaissant parfaitement les belles épopées hindoues, tous deux dignes et fiers, sans aucune complaisance pour la médiocrité, tels furent les parents exceptionnels de cet être qui, à son tour, allait devenir exceptionnel.
Romain Rolland dit de lui que son éducation fut celle d’un grand prince artiste de la Renaissance […]
A l’Université. il excelle. Dans la vie, « ce bel éphèbe, libre et passionné, à qui s’offrent tous les biens de la vie et de la volupté, s’impose une rigoureuse chasteté ». […]
C’est en 1880. Le Maître a quarante-six ans. Le disciple en a dix-sept. Il ne l’est d’ailleurs pas spontanément, disciple. Venu avec des amis pour rencontrer le brahmine de Darshineswar, à la réputation de Saint homme ou de fieffé original selon les idées ou les tempéraments, il séduit plus qu’il n’est séduit. Ramakrishna l’écoute chanter et tombe en extase. Il prend à part son hôte et, seul avec lui dans la véranda de son logis, il sanglote et déclare au jeune aristocrate abasourdi que le destin l’a choisi, lui, Naren, pour faire disparaître la misère de l’humanité. Destin, en sanscrit, c’est bien « Karma », c’est-à-dire action privilégiée au cours d’une vie d’homme. Il n’y a pas de hasard, mais une série d’enchaînements au cours d’existences successives, conduisant à un type d’activité en relation avec la loi du monde. Ce type d’activité étant, pour l’individu, ce que, communément, on appelle son devoir. Déjà le Maître a vu, dans son futur disciple, celui qui aidera les hommes, socialement et spirituellement.
Naren n’a cure d’un tel service, du moins au moment où Ramakrishna lui en parle pour la première fois. Il est seulement stupéfait, et se promet de ne plus fréquenter un aussi curieux personnage. Il le fréquentera néanmoins, poussé par une force étrange dont il a à peine conscience. Et cela, pendant six ans, jusqu’à l’abandon, par le Maitre, de son corps terrestre, en août 1886.
Six années d’entretiens inspirés ! Six années de discussions au cours desquelles le jeune homme exprime ses doutes, ses inquiétudes, ses refus ! Six années de rébellion de l’orgueilleux contre le tendre message du doux Maître! Mais aussi d’acceptation, de compréhension, d’amour! Le disciple connaît aussi la plus grande Extase, le Nirkalpa Samâdhi, et s’abîme dans la félicité. […]
Le premier monastère ou « Math » étant créé, dès après le décès du Maître, le groupe des fidèles de Ramakrishna se disperse et Naren, le disciple d’élection, fait un tour de l’Inde. Ce n’est pas en touriste qu’il visite les hauts lieux de son pays, mais en « sannyasin », en moine errant. […]
Nul n’a plus aimé son pays que Naren. Pour lui, « la civilisation de l’Inde et celle des autres pays qui ont recueilli son enseignement, c’est-à-dire du Japon et de la Chine, vivent encore de nos jours. Il y a des signes de leur renaissance. Leur vie est celle du phénix: on la détruit mille fois et chaque fois elle renaît plus glorieuse ». Ceci fut dit à Lahore à la fin du siècle dernier…
Mais d’autres nécessités plus impérieuses allaient l’éloigner de son pays, plus impérieuses que celles qui consistent à souffrir de la souffrance de ses compatriotes. Il fallait les aider, partir en Amérique et en Europe pour chercher la-bas ce qui manque ici, et faire connaître, en retour, aux nantis occidentaux, le message spirituel de l’Inde. Deux démarches apparemment antithétiques, en fait complémentaires!
C’est d’abord le Parlement des religions à Chicago, en 1893, qui le sollicite. Il part, avec son nouveau nom Vivekananda, donné par des amis, son voyage offert, vêtu d’une robe de soie rouge et coiffé d’un turban ocre -eux-mêmes offerts, car il n’a de ressources que les dons des amis généreux- passe par le Japon, s’amuse, étourdi par le spectacle des mille découvertes que lui apporte l’exposition universelle de Chicago, cherche à se faire admettre au Parlement des religions, y parvient, non sans peine, subjugue par son éloquence et sa force de conviction les membres du docte Parlement qui n’attendaient pas un tel cri de cet inconnu: « Celui qui est le Brahman des Hindous, le Ahura Mazda des Zoroastriens, le Bouddha des Bouddhistes, le Jéhovah des Juifs, le Père Céleste des Chrétiens, puisse-t-il vous inspirer… Sur la bannière de chaque religion, il sera bientôt écrit, en dépit de sa résistance : entr’aide et non combat. Pénétration mutuelle, et non destruction. Harmonie et paix, et non stériles discussions ».
C’était l’époque, en Amérique, des Emerson, Thoreau, Walt Whitman.Ce fut l’époque aussi des grandes rencontres, celle de sa disciple Sister Christine (Miss Greenstidel), de son futur secrétaire, le dévoué J. Goodwin, des étudiants de diverses Sociétés américaines (Société Éthique, Société Métaphysique, etc.), de savants, de physiologistes, d’hommes de lettres, de philosophes. William James allait s’émerveiller de la lecture de ses conférences sur le Yoga royal, le Raja Yoga.
Le pèlerin d’absolu, après l’Amérique, allait rencontrer l’Europe, admirer, chez les Anglais, « le secret de l’obéissance sans servilité, de la plus grande liberté unie au respect de la loi », découvrir, chez ce peuple, des amis admirables, parmi lesquels sa future disciple préférée Margaret Noble qui devait devenir Soeur Nivedita « celle qui est consacrée » et faire oeuvre d’éducation auprès des femmes hindoues. Après l’Angleterre, la France, l’Italie, allaient avoir sa visite. Et puis, ce fut le retour en Inde en 1896, une Inde où sa célébrité précédait sa venue.
Après la fondation de la « Ramakrishna Mission » en 1897, c’est le second voyage en Occident, en Amérique, notamment en Californie, puis à Paris en 1900, Paris, « centre et source de la culture européenne ». Paris « foyer de la liberté, qui a infusé une vie nouvelle en Europe », puis à Vienne et Constantinople où il rencontre des moines Soufis , enfin en Égypte où il lui « semble tourner les dernières pages de l’expérience ».
Il revient mourir dans son Inde natale, dans son monastère de Belur d’où il voit, de la fenêtre de sa chambre, le Gange « dansant au soleil éclatant », entouré d’animaux familiers qui lui sont très chers. Mais il est malade depuis longtemps, diabétique; il a les pieds enflés, souffre d’insomnie, d’hypersensibilité aiguë en divers points du corps. Il est à bout de souffle, malgré son courage.
Celui-ci ne l’abandonnera pas. Il découvre de plus en plus, lui, l’Orgueilleux, « l’humble vie héroïque » des pauvres, des humiliés, des oubliés de l’histoire.
« De plus en plus, la vraie grandeur me paraît celle du vermisseau qui fait son devoir, silencieusement et constamment, d’heure en heure, et de moment en moment ».
La « Ramakrishna Mission » s’intéresse à ces déshérités, comme s’y intéresse le Maître qui l’anime, comme s’y intéressera Gandhi, l’apôtre de la non-violence, mais aussi de la libération du peuple des parias.
4 juillet 1902: Vivekananda est joyeux. Il va à la Chapelle, chante, parle avec ses disciples, enseigne le sanscrit aux novices, se promène pendant un long moment. A sept heures du soir, il contemple le Gange une dernière fois, médite, s’allonge et s’endort pour ne plus se réveiller. Selon Romain Rolland, il serait mort volontairement dans une grande extase finale en se concentrant sur la montée de la force vitale en nous, la « Kundalini », qui la symbolise sous la forme du serpent lové au bas de la colonne vertébrale jusqu’au « lotus aux mille pétales », à travers le subtil conducteur de la Shushumna, tout au long de ladite colonne vertébrale.
Le nom de Vivekananda, donné au disciple préféré de Ramakrishna, est riche de signification. Il est fait de discrimination (Viveka) et de félicité (Ananda). La félicité est, avec la Vérité (Sat) et la Conscience (Chit), le terme de la quête spirituelle dans la perspective du yoga. Quant à la discrimination, elle apparut à ses contemporains comme la marque fondamentale du tempérament du personnage. Discriminer est un attribut essentiel de l’intellectuel Naren. Mais ce n’est pas le seul. Vivekananda est un actif, accessoirement un contemplatif. On pourrait plutôt dire qu’il est les deux, mais qu’il a choisi, avec l’appui de son maître, la voie de l’activité. Enfin il est sensible, pitoyable, généreux.
Toutes ces caractéristiques allaient l’amener à s’exprimer au sujet du yoga de la Connaissance (Jnana Yoga), du yoga de l’Action (Karma Yoga), du yoga de l’Amour (Bakhti Yoga). L’esprit, le courage, le coeur, sont également importants chez lui, contrairement au « Maître séraphique » qui fut, avant tout, un amant universel.
Lors de ses premiers voyages en Amérique et en Europe […] , on le voit conférer de multiples fois sur les yogas du « Triple Sentier », ceux de l’intelligence, de l’activité, du coeur. […]”
Les carnets du yoga, n°48, avril 1983, pp. 2-12.