Ahimsâ, de la violence initiatique à l’innocence extatique
Publié le 16 septembre 2003
Face à la violence inhérente à tout être incarné, Ahimsâ, la non-violence, est un chemin d’ascèse et de confiance pour retrouver la paix du cœur, l’innocence initiatique. C’est en pratiquant les cinq abstinences et les cinq observances que l’homme peut retrouver le bien-être originel de l’unité organique du créé.
« […] En nous incarnant, nous entrons dans une chair. Expérience stupéfiante, au sens le plus fort du terme. Surgissement des désirs. Oppression des peurs. Alternance incontrôlable des bonheurs et des malheurs. Et puis, dès nos premières heures, ce corps qui vieillit de vivre. Et cette mort, si étroitement entre-tissée à la vie, dont nous savons très tôt, nous les humains qu’elle est notre lot inévitable.
Ainsi la force de vie qui nous habite, nous fait avancer, nous protège, peut-elle se muer, lorsque nous nous sentons menacés, en un vouloir-vivre aveugle. C’est abhinivesha, la cinquième source de souffrance qui, selon Patanjali, menace même le sage.
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L’être humain, heureusement, possède en lui l’antidote à la violence. On peut ici, utilement, faire référence à la théorie des trois cerveaux chère à Henri Laborit. De cette violence première, innée, tapie dans son cerveau « reptilien » et, d’une certaine manière ritualisée dans toutes les civilisations par son cerveau « mammifère », l’homme peut faire l’apprentissage d’une non-violence seconde, acquise, apanage de son » néo-cortex « . La non–violence s’apprend, en effet, elle se cultive en soi, se développe lentement à travers toutes les couches qui forment notre incarnation: le physique, l’émotionnel, le psychique, le spirituel. Puis elle se met à l’épreuve du vécu, passage périlleux où périclitent parfois nos meilleures intentions.
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Il suffit de quelques instants pour que le feu de la violence se ranime et de quelques heures pour qu’il embrase une communauté entière.
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Gandhi ne s’y trompait point qui, toute sa vie et jusqu’à sa fin violente, a payé de sa personne. Voici ce qu’il ajoutait aux lignes citées plus haut : » Si nous croyons vraiment que l’humanité a progressé constamment, au cours de son histoire passée, vers la non–violence, il faut qu’elle maintienne et perfectionne encore cette progression. Car rien dans ce monde n’est statique, tout est cinétique. Sans progression, il y a inévitablement régression.
Au fond, la non-violence est assez semblable aux polders. Conquis sur la mer, ces « pays bas », leur nom l’indique, doivent être constamment défendus contre les empiétements de l’élément liquide. Si on laisse faire, l’eau revient au galop, par l’effet de la gravition, comme la violence s’insinue dès que baisse le niveau.
LE RÔLE DU MENTAL
[…]La véritable problématique semble être la suivante: en développant le fonctionnement mental (manas) qui est la marque propre par rapport au monde animal, l’être humain a manié un outil d’une très grande ambiguïté. Pour l’Inde, il y a un mental supérieur, en contact avec l’intelligence qui sait, la buddhi et, à ce titre, indéniable facteur d’évolution. Et puis, il y a un mental inférieur, au service de l’ego, qui se transforme aisément en instrument d’oppression ne voyant plus dans l’autre qu’une occasion d’exercer son pouvoir.
Ainsi l’humanité a-t-elle inventé, tout au long de son histoire, les formes de violence sans commune mesure avec celle du monde animal. […]
UNE FORCE SPIRITUELLE
« Apôtre de la non-violence « , selon l’expression parfois utilisée à son égard, Gandhi n’a jamais caché – même s’il s’agissait entre ses mains d’une force d’action politique – que la non–violence était d’essence spirituelle. « La non-violence », écrivait-il, « ce n’est nullement le refus de tout réel affrontement avec la méchanceté. C’est au contraire, dans sa conception, une forme de lutte plus active, plus réelle en tout cas que la riposte violente, dont l’essence même est d’accroître la méchanceté (…) La non-violence est une force active de l’ordre le plus élevé. C’est la force spirituelle, le pouvoir de Dieu en nous. Nous participons de la divinité dans la mesure où nous réalisons la non-violence « . […]
La violence c’est, en effet, méchanceté contre méchanceté. Qui peut stopper cette spirale ? La force spirituelle. La compréhension agissante de l’être le plus évolué qui fait le premier pas de la réconciliation. Pour pouvoir entrer de plain-pied dans la non-violence, il faut donc pratiquer une sâdhanâ, une discipline ou une ascèse, se donner les moyens réels d’avancer vers son but. Commencer par désamorcer en soi, au niveau le plus profond, la violence existentielle. C’est précisément l’un des objectifs du yoga et même le premier de tous, puisque dans l’enseignement des Yoga-Sûtra de Patanjali, la non-violence, ahimsâ, est la porte d’accès aux huit étapes du yoga.
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Au milieu du second chapitre des Yoga-Sûtra, précisément intitulé sâdhanâ, la mise en pratique, Patanjali précise en deux aphorismes les bases de ce que doit tendre à devenir le vécu relationnel et personnel du yogi. On notera qu’au point de départ et pendant un temps qui peut être long, il s’agit de « tendre vers « . Nul n’est parfait. Et si toutes ces qualités étaient d’emblée acquises, quel besoin y aurait-il d’un chemin, d’une voie, d’un yoga? On part d’où l’on est, comme on est.
Y.S. II. 30 – Ahimsâ satya asteya brahmacharya aparigrahâ yamâh.
Ne pas nuire, être vrai, ne pas voler, être sobre, ne pas entasser, constituent les abstinences.
Y.S. II. 32 – Shauca samtosha tapah svâdhyâyah îshvaraprânidhânani niyamâh.
Etre net, être en harmonie, s’exercer, se connaître, s’en remettre au divin, constituent les observances.
Ces cinq abstinences – ce dont il faut s’abstenir dans les relations à autrui – et ces cinq observances – ce qu’il convient d’obser-ver dans sa vie personnelle – sont avant tout destinées à « baliser » le long parcours libérateur du yogi, en facilitant ses relations avec les autres et avec lui-même. […]
Solidement posée sur le socle des yama/niyama, la pratique posturale et l’exercice conscient du souffle permettent d’expérimenter concrètement la non-violence dans le corps. Sur le tapis de yoga, le yogi met à l’épreuve le vécu de la non-violence. On ne peut, en effet, en aucune façon, « prendre en force une posture « . C’est elle qui nous prend, et plutôt dans la douceur, dans la détente, dans le lâcher-prise, même si la fermeté n’en est jamais absente.
La posture est fondamentalement non-violente. Le bonheur qu’on y découvre rend absolument caduques toutes les formes de violence.
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Le yoga est la découverte, ou la redécouverte, à tous les niveaux de notre incarnation, de l’unité organique du créé. La non-violence devient alors un chemin initiatique, ouvrant l’une après l’autre les portes d’un réel réconcilié avec lui-même. […]”
Revue Française de Yoga, n°21, « La non-violence? Des images idéales à l’épreuve du réel », janvier 2000, pp. 35-47.