Asana
Publié le 07 février 2004
Pour être bien dans son corps -et, partant, dans sa tête- il faut en maîtriser la posture : il s’agit à la fois de connaître ses capacités et ses limites corporelles, et de se dominer afin d’atteindre un certain équilibre. Si les textes classiques indiens sont peu loquaces quant à la signification de chaque posture possible, ils rappellent en revanche régulièrement que l’âsana se travaille.
L’âsana ne peut qu’avoir une grande importance dans le yoga puisqu’il en est un des anga, un des « membres », comme on dit le plus souvent, ou, plus exactement, une des parties constitutives ou des subdivisions. C’est en outre par une série de postures prescrites, d’âsana, que se pratique le yoga. Les âsana ne sont toutefois pas décrits seulement dans la littérature du yoga. Ils le sont aussi dans des manuels de rituel, ou même dans divers textes philosophiques ou religieux, car il faut parfois prendre certaines postures au cours d’une pratique rituelle ou méditative. L’âsana déborde donc le domaine du yoga. Le mot sanskrit âsana enfin désigne aussi bien la posture que l’on prend en se tenant (ce qu’exprime la racine sanskrite AS) sur quelque chose, que ce sur quoi l’on se tient : un emplacement, un siège ou un trône. Or il y a des rites ou des pratiques méditatives tantriques où l’âsana en tant que trône de la divinité doit être confectionné, adoré ou médité, devenant ainsi immatériel tout en prenant une dimension cosmique. Malgré cette importance de l’âsana, on trouve dans les textes relativement peu de développements sur la signification religieuse ou spirituelle qui peut être la sienne. Notons même que l’âsana ne figure pas toujours parmi les anga du yoga à six membres (shadangayoga) décrit dans les tantras, oeuvres qui en soulignent le symbolisme cosmique, l’utilisation rituelle et le rôle dans la méditation.
POSTURE
On dit parfois que Patanjali n’a guère accordé d’importance à l’âsana puisqu’il se serait borné à le décrire, dans le sûtra 2.46, comme « stable et confortable » (sthîrasukham âsanam). Mais ce sûtra doit en réalité être lu avec les deux suivants, qui en précisent le sens et l’intention. Le sûtra 47 ajoute en effet que » c’est par le relâchement de l’effort et la méditation sur l’infini [que l’on réalise une telle posture] » (prayatnashaitilyânantasamâpattibhyam) « Dès lors, conclut le sûtra 48, on cesse d’être concerné par les couples d’opposés (ou la dualité) » (tato dvandvânabhidhâtah). Il apparaît ainsi – et les trois commentaires « classiques » des Yogasûtra le précisent – que ce n’est pas tant une posture corporelle volontairement prise qui aide le yogin à atteindre son but qu’au contraire l’abandon de tout effort volontaire, la relaxation, un effacement de toute tension musculaire ou mentale, ainsi que l’ouverture silencieuse à l’espace infini ou à la Réalité éternelle (deux sens qu’a le mot ananta). La posture est paix, détente. Elle se trouve par la paix, la détente. Mais elle est aussi défensive dans sa négativité (ou plutôt dans sa plénitude), puisqu’elle met le yogin à l’abri des dvandva, des couples d’opposés que la pensée conceptuelle, discursive, découpe dans une réalité qui est fondamentalement une. Dvandva désigne d’ailleurs également le doute, les dilemmes, l’incertitude, toutes choses qui sont traditionnellement perçues en Inde comme des obstacles sur la voie de la recherche spirituelle, qui n’est pas disquisition, c’est-à-dire analyse curieuse, mais avancée paisible vers la pureté sans tache, la paix limpide de l’Absolu, qui est l’un sans second, ekam advitîyam. Certes, il ne faut pas attribuer à Patanjali une vision non dualiste, advaitiste (« shankarienne », si l’on peut dire), de la Réalité. Sans doute ne faut-il pas non plus l’attribuer au mythique Vyasa. Elle n’était pas contre, sûrement pas étrangère à Vàchaspatimishra, et encore moins à Vijnânabhikshu. Mais la vision de l’Un peut se trouver aussi chez les dualistes. C’est, au demeurant, le même dépassement de la réalité empirique, la même conception de l’absolu divin, le même bonheur infini (sukham alyantikam), au-delà de toute pensée discursive (na kimcid api cintayet « qu’il ne pense à
rien »), que l’on trouve dans le chapitre six (6. 8-13) de la Bhagavad Gîtâ. Datant peut-être de la même période que la Gîta (les premiers siècles de notre ère), la Shvetâshvatara Upanishad (2. 8-13) donne sans doute une des plus anciennes descriptions que l’on ait du yogin lorsqu’elle décrit la première entrée dans le yoga comme celle d’un sage au corps droit et stable, méditant en un lieu pur, retirant ses sens et sa pensée en son coeur, inaffecté par son environnement, empli qu’il est du feu du yoga. Affirmer que ces deux textes décrivent ainsi l’âsana, alors que ce terme n’est pas employé, serait leur faire dire ce qu’ils ne disent pas. Mais on peut noter à leur occasion que les descriptions anciennes du yoga ne font guère état de la diversité des postures possibles. Et ce n’est sans doute pas pousser trop loin l’interprétation que de voir là posée l’importance intrinsèque d’une posture stable et apaisée dont la paix et la stabilité tiennent tant à la pose elle-même qu’à son esprit, à la paix du coeur et du corps qui lui sont inhérents et qui en sont à la fois la cause et l’effet. (C’est là d’ailleurs, on le sait, l’esprit qui doit en principe être celui de tout yogin en tout asana).
Les textes, notamment les tantras, énumèrent parfois les endroits favorables (ou, au contraire, à éviter) pour y pratiquer les âsana.Certaines énumérations peuvent parfois nous paraître surprenantes; du moins l’intention dans laquelle elles ont été élaborées est-elle toujours d’indiquer les lieux les plus favorables à la concentration et à la paix du corps et de l’esprit nécessaires pour accomplir des âsana yoguiques. Quant à ces derniers, il en existe nombre de descriptions, les textes indiquant également leurs effets physiques et mentaux, ainsi que, parfois, les circonstances dans lesquelles il faut les pratiquer et le rôle rituel, religieux ou magique qu’ils peuvent avoir. […]
Sans qu’il soit question de samâdhi, l’identification de l’officiant avec la divinité est ce à quoi tend en principe tout culte d’adoration, toute pûjâ, tantrique ou de forme tantrique – c’est-à-dire quasiment tout culte hindou. Cela explique que de telles pûjâ incluent souvent des pratiques de yoga au cours desquelles l’officiant place mentalement dans ou sur son corps (avec les mantra et les mudrâ appropriés) les puissances divines et les niveaux du cosmos, depuis le plan le plus bas jusqu’au point le plus élevé, où repose la divinité. Il reflète ainsi en quelque façon le trône cosmique de la divinité qu’il adore, tout en tendant, en même temps, à s’unir à elle. Pour cette pratique rituellement vécue d’identification du microcosme au macrocosme, il doit être assis sur un asana (aire purifiée, étoffe, peau d’antilope ou siège) en padmâsana, pour s’identifier alors aux plans du cosmos servant de trône, d’âsana, à la divinité – nous avons ainsi, là, avec les trois sens du terme, trois aspects de l’âsana. C’est sur le dernier sens que je voudrais insister maintenant. Il faut toutefois d’abord noter le sens rituel d’âsana, celui de trône sur lequel est placée l’image divine servant au culte. Avant que celui-ci ne commence, en effet, l’officiant doit placer la divinité sur son trône, c’est-à-dire le confectionner rituellement. Il place, pour cela, au pied de l’image de la divinité à adorer les éléments cosmiques sur lesquels, métaphysiquement, elle repose, qu’elle domine. Il le fait en projetant sur la base de l’image, au moyen de mantras, un trône qu’il a d’abord construit dans son coeur. Ces mantras représentent aussi bien les parties de ce trône en tant que siège : les pieds, les ornements, etc., que les plans du cosmos que domine la déité, depuis la terre, reposant sur la Puissance de base (âdhârashakti), jusqu’au tattva venant juste avant la forme divine adorée (mâyâ, pour les shivaïtes dualiste sadâshiva pour les non-dualistes). Ce trône est purement symbolique, puisqu’il est fait de mantra – c’est un mantrâsana, mais les mantras ayant dans l’univers tantrique plus de réalité que les entités divines, ce trône est théologiquement tout ce qu’il y a de plus rée. […]
Revue Française de Yoga n°22, « Postures de l’assise », juillet 2000, pp. 13-24.