Aspects sociologiques de la nourriture en Inde
Publié le 25 août 2005
La question de l’alimentation est partie intégrante du système culturel en Inde. D’une part elle permet de faire la distinction entre ceux qui renoncent au monde et les autres ; d’autre part elle constitue un signe distinctif entre les différentes castes. Il reste qu’elle est souvent reliée à un problème de pauvreté.
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Par son caractère normatif, la culture s’intéresse autant à l’abstinence qu’à l’alimentation. D’une façon plus générale, on pourrait dire que la nourriture est presque toujours conçue par rapport à son absence et, inversement, son absence suppose sa présence : on ne peut, en effet, jeûner que lorsque la nourriture ne fait pas défaut. Si le jeûne paraît souvent noble, crever de faim ne témoigne d’aucune probité. Le mérite de l’ascète tient pour une grande part dans sa privation, dans son refus, c’est-à-dire dans un choix. Le jeûne doit nécessairement présupposer l’abondance, en tout cas la présence de nourriture, il est donc un choix, une préférence, et ne peut se confondre avec la disette ou la famine qui sont des calamités n’élevant en rien la qualité morale de ceux qui en sont les victimes. D’un point de vue plus général, on peut dire que pour la culture, la nourriture ne s’entend jamais que par rapport à son absence.
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MANGER ENTRE CASTES
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Castes et nourriture
La nourriture fait partie de celles-ci et on peut dire qu’elle joue un rôle important, voire essentiel dans la société indienne. D’une part, nous l’avons vu, sur un plan plus individuel, elle est considérée comme un élément fondamental de la santé et influe directement sur l’état d’un homme. Il existe donc un équilibre qui doit être maintenu entre les divers composants de la vie (chaud/froid, salé/sucré, etc). D’autre part, elle est aussi liée au statut des groupes. Il faut peut-être ici rappeler un autre élément essentiel de la caste qui découle directement de cette consubstantialité mise en exergue précédemment: si un homme est affecté ou infecté par quelque chose, c’est tout le groupe qui en souffre. Autrement dit, il convient que les règles essentielles soient suivies par tous sous peine d’affecter l’ensemble. Un ethnologue américain, Edward Harper, rapporte l’anecdote suivante : il discutait un jour avec un brahmane des habitudes alimentaires des intouchables holérus. Le brahmane affirmait que les Holerus mangeaient du boeuf et l’ethnologue était convaincu du contraire. Ils interpellèrent donc un travailleur holéru que se trouvait là et celui-ci répondit en affirmant que la caste avait décidé de ne plus manger de boeuf dans les années 1930. Radieux, le brahmane répondit : « Je te l’avais bien dit qu’ils mangent du boeuf ». Autrement dit, on ne peut certes pas dissocier l’individu de son groupe.
Les règles qui président à l’importance de la nourriture pour différencier les castes sont avant tout culturelles, voire sociales. En d’autres termes, elles ne concernent pas spécifiquement les qualités de tel ou tel type de nourriture, leurs vertus calorifiques ou nutritives, mais leur mérite est fonction de critères essentiellement culturels. D’ailleurs, la nourriture non-préparée, en dehors de la viande, ne fait guère l’objet de tabous. Ainsi les intouchables sont les principaux travailleurs agricoles, ce sont eux qui récoltent le grain, le battent et l’apportent au silo sans en altérer la qualité. La préparation de nourriture et le statut du cuisinier ou de la cuisinière vont modifier considérablement cette situation. La cuisson ou la friture des aliments vont en affecter le statut et l’imprégner de la substance du cuisinier. Autrement dit, « manger » est aussi « manger ensemble ». Les règles de commensalité permettent de distinguer les castes les unes des autres et recouvrent plus ou moins la hiérarchie sociale. En principe, plus une caste est « élevée », plus le nombre de castes dont elle peut accepter de la nourriture est limité. Ainsi les brahmanes n’acceptent en principe de la nourriture que des brahmanes et traditionnellement ils refusent même de manger de la nourriture préparée par des sous-castes brahmanes jugées inférieures. Toujours en théorie, toutes les autres castes peuvent manger de la nourriture préparée par les brahmanes et ces derniers ont donc des sous-castes de cuisiniers. On peut voir régulièrement, dans le sud de l’Inde, des restaurants qui s’affichent comme « restaurant brahmine », ce qui ne signifie pas que seuls les brahmanes peuvent y manger mais, au contraire, que le cuisinier est un brahmane et que, dès lors, tout le monde peut s’y rassasier.
À l’autre extrémité de la hiérarchie, les intouchables peuvent manger de la nourriture préparée par n’importe qui, sauf, bien entendu, les membres de sous-castes qu’ils jugent inférieures. Entre ces deux extrêmes, la situation est nettement plus confuse et certains acceptent de la nourriture de nombreuses castes ; il n’est pas rare aujourd’hui de voir des castes refuser de la nourriture de tout le monde : c’est particulièrement le cas de ces castes inférieures qui ont entrepris un mouvement d’ascension sociale et qui, dès lors, se démarquent des autres castes par une attitude particulièrement orthodoxe. On voit bien, par ces exemples, qu’accepter de la nourriture d’autres castes, c’est en quelque sorte partager leur substance. Les mouvements de caste se sont très souvent accompagnés de pratiques ou de tabous de commensalité. Une sous-caste qui veut montrer son prestige ou élever son statut commence par refuser de manger avec les autres sous-castes de la même caste ou encore avec les castes supérieures. Inversement, quand plusieurs sous-castes désirent briser les barrières qui les séparent, elles organisent solennellement des repas communs. Lorsque des intouchables se sont convertis à l’islam, au début des années 1980, des religieux hindous ont organisé des repas entre brahmanes et intouchables pour bien marquer l’intégration des intouchables au peuple hindou. Manger ensemble, c’est marquer son égalité.
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Un autre aspect essentiel des liens entre caste et nourriture est le type de nourriture que l’on mange, ou plutôt que l’on ne mange pas. La nourriture ne concerne pas seulement les rapports entre castes, mais aussi ce que chacune mange et ne mange pas. On pourrait dire, en simplifiant à l’extrême, qu’il y a une espèce de hiérarchie des types de nourriture et nous touchons ici à la question du végétarisme. Au sommet, on trouve le végétarisme qui concerne principalement les brahmanes, c’est-à-dire une proportion relativement faible de la population. La grande majorité des castes brahmanes ne mangent donc pas de viande. Certaines mangent toutefois des oeufs, une nourriture globalement acceptable. En dessous, on trouve des castes qui mangent du poisson mais pas de viande. Parmi celles qui mangent de la viande, les plus élevées ou les plus orthodoxes mangent du poulet et du mouton. Les castes plus basses mangent du porc (sauvage puis domestique). Parmi les types de nourriture plus dévalorisés, on trouve le buffle et enfin le boeuf. Seules des castes très basses mangent du boeuf, du moins avant que celui-ci soit quasiment interdit puisque, aujourd’hui, la plupart des États prohibent l’abattage des vaches. Les castes les plus basses, les intouchables sont réputées manger de la charogne.
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Revue Française de Yoga, n° 25, « Manger, jeûner, sacrifier », janvier 2002, pp 33-55