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Au delà des sens : le sens

Publié le 24 août 2005

Le monde moderne occidental a fait du mur du sens, dont la porosité permettait de lier mondes visible et invisible par la sécrétion du sens, un mur en béton. Le sens devient alors une simple direction ; mais la vie renverse cette acception du terme et incite à lui substituer celle de la signification de tout événement.

(…)

Parler de sens pour dire qu’on l’a perdu est aussi bizarre que de prétendre n’avoir plus de temps. Le sens est comme le temps, il en vient à chaque instant du nouveau.

Il est là en abondance, il afflue.

Pour de nombreuses cultures, la vie déborde à tout moment de sens. Le rite relie l’homme en permanence au sens originel. Ce monde visible est la réplique mystérieuse du monde invisible. Les corrélations sont tissées dans chaque geste, dans chaque acte : manger, boire, se laver, se coucher, bercer un enfant, célébrer l’union amoureuse, faire un feu, etc… Tout en est imbibé. Pas un pan d’étoffe ne reste sec. Ces cultures suintent de sens, comme on dit d’un mur qu’il suinte l’humidité. L’image est juste. Il y a certes un mur dressé entre le monde visible et le monde invisible, mais ce mur laisse passer l’humidité. C’est-à-dire qu’il ne sépare pas vraiment : il relie par la sécrétion un côté à l’autre.

Dans le monde d’aujourd’hui, ce mur est de béton ou d’acier, il ne suinte plus. La respiration, la porosité entre les deux est interrompue. Le plus souvent le sens ne transpire plus.

Avec la perte de conscience de cette reliance, le monde visible tombe dans l’inanité.

Tout devient insignifiant. Que je me lève ou que je reste au lit, que je mange ou que je refuse la nourriture, que je sorte de chez moi ou que j’y reste, que j’allume la lumière ou que je demeure dans le noir, que je sois de bonne humeur ou dans la plus noire mélancolie, tout cela ne concerne que moi, ne résonne pas plus loin que le corridor ou la porte du palier. Que je vive ou que je meure, que je végète ou que je fleurisse, reste indifférent à l’entière création.

(…)

La langue française brouille deux champs sémantiques étymologiquement bien distincts (sens et sensus) où « sens » est à la fois entendu comme direction, le sens à suivre, et comme signification, raison d’être.

Ainsi le sens de la vie si clairement philosophique dans d’autres langues, ne gagne-t-il pas peut-être en français dans notre imaginaire collectif une connotation sèche de signal routier ? « Pourriez-vous m’indiquer s’il vous plaît le sens de la vie ? » Je ne prétends pas que cela nous soit conscient mais je pressens là l’origine d’une sensation qui ne me quitte pas.

Tous les sens de la vie, toutes les directions données à la vie, des plus dures : faire du fric, devenir puissant, célèbre, etc… aux plus sensibles : servir une cause, m’engager, militer, etc…, prennent à la longue, si elles tiennent trop longtemps toute la place dans une vie, quelque chose de dur, de « méchant », j’allais presque dire de « désespérément méchant » par la crispation inévitable qu’engendre l’effort de se maintenir sur le rail, de tenir bon à tout prix.

(…)

Une constatation : le sens de la vie n’est pas transmissible ni héréditaire. Autour de quelle charnière des systèmes en apparence cohérents collapsent-ils ? Tout peut dans l’ordre des apparences être « édifiant » et pourtant l’édifice s’avère fissuré jusque dans ses fondements. La vie, appelons ainsi approximativement cette force dérangeante qui se charge à brève ou longue échéance de délabrer tout système, n’a cure des bonnes intentions. Non que ces intentions pré-citées n’aient pas été sincères, mais la vie ne les respecte pas. Dans toute croyance, dans tout principe, dans toute idéologie, elle flaire le « système », la réponse toute faite. La vie ne tolère à la longue que l’impromptu, la réactualisation permanente, le renouvellement quotidien des alliances. Elle élimine tout ce qui tend à mettre en conserve, à sauvegarder, à maintenir intact, à visser au mur.

(…)

Quelle souffrance de devoir remettre en cause ces « sens de la vie » tricotés avec tant de persévérance pour tenir un peu chaud à l’humanité.

Il ne s’agit pas de laisser l’amertume tirer sa conclusion, renoncer à tout idéal ! Ô que non ! Ce qui importe c’est de remettre cet idéal chaque jour à l’épreuve de la vie, d’oser une réponse unique (surgie du riche humus de l’expérience amoncelée) à une situation unique. C’est la haute discipline à laquelle nous sommes invités chaque jour à nouveau.

(…)

La vie n’a pas de sens, ni sens interdit, ni sens obligatoire. Et si elle n’a pas de sens, c’est qu’elle va dans tous les sens et déborde de sens, inonde tout. Elle fait mal aussi longtemps qu’on veut lui imposer un sens, la tordre dans une direction ou dans une autre.

Si elle n’a pas de sens, c’est qu’elle est le sens.

Oui mais comment retrouver son chemin dans ce dédale? Comment s’y retrouver ? Un bon début consiste à abandonner l’espoir même de trouver une clé à l’énigme, mieux encore de quitter la peur de s’égarer.

« Jamais la forêt ne se perd » dit le plus beau des koans.

Mais sans espoir et sans peur, que reste-t-il ? Ou comme le dit Sacher, le vieux valet d’Oblomov, outré de l’ordre que lui intime son maître de nettoyer enfin la literie : « Mais que serait, je vous le demande, un sommeil sans pou et sans punaise ? ».

Que reste-t-il sans peur et sans espoir?

Je ne connais guère métaphore plus inspirante pour frôler le mystère de la création que celle du noeud de la tradition hébraïque. De quelle manière le visible est-il relié à l’invisible, le sacré au profane, le corps à l’âme ? Par mille fils emmêlés les uns aux autres et réunis en un grand noeud.

À la question que posait à Alexandre le Grec d’Asie Mineure en lui montrant le noeud gordien: « Sais-tu de quelle manière les mondes sont reliés entre eux ? », il répondit à la texane, comme un quelconque terminator au rabais, par un geste qui lui valut l’admiration des sots : d’un coup de sabre ! En coupant en son milieu le noeud, il entérine le drame de l’Occident, la mort de la relation, l’ère de la dualité, le terrorisme du « ou bien, ou bien » qui traverse toute l’institution de notre imaginaire, du politique à l’informatique construite sur le 2. Dès lors le prodigieux déploiement de la richesse qui habite entre les pôles est sacrifié. Le monde moderne est né.

Que veut dire ce noeud ? Ce noeud que dans le commentaire talmudique Dieu porte dans la nuque quand il exauce le souhait de Moïse de l’apercevoir de dos ? Le noeud exprime le mystère du monde créé. Rien n’est ni linéaire, ni causal, ni prévisible. Il nous dit : prends soin du monde et de tout ce qui te rencontre. L’inattention te coûterait cher, te ferait rater les plus grands rendez-vous ! Tu ne sais jamais à quoi le fil que tu tiens te relie de l’autre côté ! À l’autre bout !

Chaque inconnu qui te rencontre peut être le messager des dieux. « Honore l’hospitalité en tous temps car beaucoup d’entre vous, sans le savoir, ont hébergé des anges ! » dit Saint-Paul. Chaque geste que tu fais peut t’ouvrir ou te fermer une porte. Chaque mot que bredouille une vieille peut être une clef pour toi. A chaque instant, la porte peut s’ouvrir sur ton destin et par les yeux de n’importe quel mendiant, il peut se faire que le ciel te regarde. L’instant dont tu t’es détourné, lassé, aurait pu être celui de ton salut. Tu ne sais JAMAIS.

(…)

Revue Française de Yoga, n° 23, « Le sens de la vie », janvier 2001, pp. 261-267

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