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Axe, point d’appui et inagencé

Publié le 07 février 2004

L’axe est vecteur d’identité : il définit ce qui s’oppose, et met face-à-face ce qu’il a ainsi séparé, par un jeu de miroir où l’un renvoie infiniment à l’autre, par-delà toute opposition. Il apparaît donc là où deux ensembles se distinguent, tout en les réunissant en l’Un. Il résume la transcendance et structure l’homme.

[…]

Si l’on se représente l’axe comme un pôle fixe entre deux points, on pose simultanément deux éléments opposés, voire contraires, deux mouvements, l’un ascendant, l’autre descendant, deux directions de l’espace, le bas et le haut ou la droite et la gauche, et avec elles une notion d’ordre et de hiérarchie. Une possible mise en mouvement aussi. Une question surgit aussitôt: ce mouvement est-il conséquent de la position d’un axe, ou est-il antérieur à celui-ci et nécessaire à son dégagement? Si l’on parle de l’axe comme d’un pôle fixe entre deux points, l’espace entre ces deux points ne désignerait-il pas aussi l’axe et ses fonctions? L’axe paraît comme posé, mais interrogeons les conditions qui le font surgir, qui font reconnaître sa présence ou son absence. Enfin, l’axe recherché rassemble-t-il toute une tension vers l’unité pour former un centre unifié et défini, ou marque-t-il le dégagement d’éléments doubles et multiples, à partir desquels il peut s’ériger en axe?
Un passage très intéressant d’une ancienne upanisad, la Brhadaranyaka-upanisad (IV, 1,2-7), invite à distinguer deux termes selon

deux temps: celui de leur dissociation, puis celui de leur liaison. L’upanisad
oppose la notion de « siège » (ayatana) à celle de « point d’appui » (pratistha). […]

Ce passage auquel on s’arrête généralement peu suscite quelques remarques. Il pose la mise en mouvement d’un élément (le siège) par rapport à un autre, fixe (le point d’appui). Ces deux éléments constituent à eux seuls un balancement, un ébranlement de ce est ou paraît fixe. Le texte nomme « siège » des forces et des facultés qui en l’homme n’ont rien de fixe dans leur emploi ni dans la certitude qu’elles lui apportent. Ces forces sont ici définies en termes d’espace et de réceptacle. La mise-en-mouvement, puisque le siège est mis en rapport avec un point d’appui, suggère-t-elle une autre forme de mouvement? Parler de mise-en–mouvement voudrait dire qu’il y ait une transformation à opérer dans l’élément de départ (ces forces qui ne sont pas fixes) pour que s’accomplisse le mouvement? Qu’il y ait aussi un élément fixe qui peut ne pas être senti comme tel sans la mutation de l’élément qui lui est mis en rapport? Le mouvement supposerait certaines conditions. Le texte semble le suggérer.
Le balancement entre siège et point d’appui marque le passage à un élément unique incluant la compréhension d’un élément complémentaire ou opposé. Ce mouvement restitue un élément duel dans une relation ainsi non statique, envisagée selon un ordre, et non plus dans une simple opposition mutuelle. L’élément duel, considéré uniquement sur un mode binaire, constituerait un élément privé de mouvement, il ne saurait être un siège. Il s’apparente en ce sens à un élément cru unique marquant une peur ou une paralysie plutôt qu’une réelle stabilité. L’idée de balancement nous invite, certes, à la restitution d’une dualité, il nous invite encore à ne plus l’envisager dans une relation oppositive, mais selon une croissance et un déplacement. La relation exige alors un mouvement intérieur qui permet et rend nécessaire la recherche d’un point d’appui pour soi, hors de soi.

D’autre part, si l’on observe la progression, on en vient à restituer deux mouvements contraires : le premier décrit la remontée au dedans de soi jusqu’au coeur, le second la relation hors de soi à un élément fixe extérieur, mais non visible car subtil ; il correspond à un premier état de dualité. Or l’ancrage au-dedans de soi obtenu par balancement, par transfert, constitue un lieu nouveau associant un champ visible, que définissent les actions des sens, à un champ non visible qui reste à déterminer et pose la question de la méthode. L’upanisad place la méthode au coeur même de la problématique du mouvement. La première question qui peut se lever concerne le mode de rapport entre le siège et le point d’appui : quelle nécessité y a-t-il à introduire la notion de point d’appui quand on parle de siège? Le siège n’est-il pas un point d’appui? Un siège peut-il ne pas représenter un point d’appui?

Nous avions vu dans le vocabulaire relatif à l’image de la divinité, qu’il fallait un travail d’emboîtement (de l’image dans son siège) pour que celle-ci devienne un support au fidèle. Ici aussi, la notion d’emboîtement est doublement présente:
– une dualité d’opposition (sujet/objet) prise dans une dualité ontologique définie selon des niveaux (dualité d’opposition entre le grossier et le subtil notamment).
– puis, l’inclusion de l’élément individuel, représenté par les organes et les facultés des sens, dans une visée plus cosmique que représente ãkâsa « l’espace ou l’éther », soit le plus fin des éléments grossiers. Ce dédoublement rassemblé par processus d’emboîtement fait surgir la question de l’origine, comme origine aussi de tout rassemblement. Démultiplier les points de départ (la parole, le souffle, l’oeil, l’oreille, le mental et, enfin, le coeur) revient à briser la relation binaire primaire où se situe la diversité, et à rassembler cette pluralité dans une même tension vers un seul point d’appui. Parce que ce point d’appui représente le plus subtil des cinq éléments grossiers, qu’il englobe et absorbe les quatre autres (terre, eau, feu, air), il indique de ce fait une autre forme de mouvement. Désignons-la comme une forme d’articulation intérieure qui lie les éléments les uns aux autres, qui les joint et les densifie en un point plus originel, bien que relatif néanmoins.
Ce point extérieur opère comme un pivot, une limite dont la fonction est d’inverser les éléments. Ainsi des lieux et des forces propres au sujet se trouvent liés à une dimension extérieure. Et par cela, l’individuel s’agrège au niveau cosmique. La liaison doit être comprise comme un passage tout à fait réalisé.Les ligatures qu’elle comporte sont spécifiées par une sortie hors du sujet, un « hors sujet », vers un élément plus englobant, donc plus extérieur qui ramène enfin au plus intime, au coeur. La stabilité représenterait une rentrée après une sortie, une rentrée à partir d’un élément extérieur. Ce mouvement de rentrée détruit le clivage dedans/dehors au profit d’une orientation et d’un retour à l’origine. Le retour à soi (au Soi) n’aurait pu être posé sans un détour hors de soi, marqué par un balancement, un dédoublement et une inversion. Poser la notion de « stabilité ou de fermeté » requiert une préalable mise-en-mouvement, un passage accompli par étapes.
Si le déplacement permet d’associer un champ visible (que définissent les actions des sens), à un champ non visible, ce dernier reste à déterminer précisément. C’est le transfert d’un lieu en soi à un point d’appui extérieur, d’un élément grossier à un autre plus subtil, qui crée un champ jusqu’alors non visible. Un lieu nouveau pour l’esprit qui devient apte à le découvrir. Le but de la méthode vise le retour à soi, que représente la liaison coeur–stabilité. Mais la méthode aura exigé un processus de dédoublement: la différenciation des sièges et des points d’appui, celle d’un aspect individuel (siège) face à un aspect cosmique (point d’appui) – respectivement les termes adhyâtman/adhidevatam de la Chandogya-U. (III, 18,1-2) -, d’un élément grossier face à ce qui est subtil, d’un dedans pour l’homme (les sièges) à un dehors (le point d’appui représenté par l’élément grossier, mais subtil). Le dédoublement s’accomplit dans l’inversion finale, dedans/dehors en un retour au dedans […]

Le dégagement du point d’appui repose sur deux fonctions:
– la séparation d’un  » siège « , après sa reconnaissance comme siège, vers ce qui est devenu le point d’appui.
– l’agencement à partir de ce point d’appui. Cette dernière fonction, dans le sacrifice, correspond à la ligature de l’animal, dans l’hymne au pilier cosmique, elle marque la fixation de l’ordre, de l’agence (rta) dans le membre du Pilier (str. I), l’introduction du temps par la lune (str.2), puis la convergence vers le pilier des mois, des saisons (str.5). En rapprochant le pilier du poteau sacrificiel, on remarque, pour l’un, le pilier, un mouvement de descente, de déploiement des formes pour l’autre, le poteau érigé, une remontée et une construction qui devient la reconstruction de la multiplicité en une unité. Avec ces deux orientations de l’étaiement, l’une depuis le haut vers le bas, puis à partir de ce bas, l’autre depuis la terre, depuis une part inférieure non visible, est formulée l’idée importante de construction. […]

Si le non-agencé n’était pas rattaché comme part cachée au poteau, part que l’animal sacrificiel porte en lui, le sacrifice serait menacé de dissolution; avec lui seraient aussi menacés le temps et l’espace sacrificiels, tout comme la restauration de la plénitude qui est la fonction même du sacrifice. Si l’anrta, si le non-agencé n’est pas replacé dans l’agence, s’il n’a pas réintégré ce vaste agencement des formes, alors le non-agencé prend le pas sur l’agencé et détruit l’ordre. C’est pourquoi, il doit être présent et reconnu comme la part cachée qui trouve dans une limite (ligature de l’animal sacrificiel) sa relation et son rattachement à la part visible du poteau. Le non-agencé non reconnu, non discerné, reste mêlé à tout ordre possible, il en est sa contradiction, sa dissolution.Ne pas en tenir compte, c’est le laisser libre, purement négatif, puisque l’ordre peut inclure et doit inclure le non–agencé. Le non-agencé ne peut être posé seul, il ne se définit qu’en vue de l’agence, ou comme sa menace dans la mesure où il entrave tout acte de maintien. Il ne peut être défini que par son opposition à l’agence, par rapport auquel il est ou opposé ou relié. L’inagencé est dissolution, confusion, il est le non-construit, le détruit. Parce que situé en-deçà du poteau sacrificiel, l’inagencé est en-deçà de l’ordre. Et tant qu’il n’est ni reconnu ni distingué, il se donne pour l’ordre. […]

Revue Française de Yoga, n°16, « Postures d’appui sur les bras », juillet 1997, pp. 167-203.

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