Caste et religion dans un village de l’Inde du sud
Publié le 21 juin 2005
Le cas du village d’Alangkulam nous montre tout d’abord que le système des Castes a été plutôt renforcé par les mesures de protection des intouchables même s’il n’est pas cause de conflit ou de jalousies, et que le mythe d’une élévation spirituelle et d’une non-violence générale en Inde est infondé.
« Ce n’est sans doute pas le lieu ici pour rouvrir le débat concernant le rapport entre la grande tradition sanskrite et la religion populaire. Longtemps, il y a eu une tendance à considérer qu’il y avait entre celle-ci et celle-là une quasi parfaite continuité. Ils n’étaient donc pas rares ceux qui affirmaient que les pratiques quotidiennes de l’hindouisme, telles que l’on peut les observer dans l’Inde contemporaine, reflètent l’orthodoxie religieuse de façon directe et transparente. Les sanskritistes ne se posaient pas vraiment la question : les textes anciens constituent leur principal objet d’études et si, d’aventure, il leur arrive d’avoir une connaissance personnelle de l’Inde, c’est le plus souvent par le biais des prêtres de grands temples ou des pandits qui viennent invariablement leur confirmer que ce qu’ils ont lu dans les textes anciens n’est pas bien différent de ce qui se vit dans le monde d’aujourd’hui. Il est beaucoup plus étonnant de constater que les ethnologues dont la connaissance de la société est normalement intime et directe n’ont pas toujours infirmé, tant s’en faut, une telle transparence. »
« (…) nous ne pouvons pas non plus nier l’apport fondamental de l’approche ethnologique qui nous montre que l’hindouisme vécu n’est pas en tous points semblable à celui qui a été construit à partir de bribes éparses glanées dans la littérature ancienne. »
I. LA CASTE: UN SYSTÈME QUI PERDURE
« Alangkulam, le village dont il est ici question, n’a aucune représentativité comme telle. Il présente même des traits assez particuliers puisque deux castes y forment la grande majorité de sa population. Alangkulam n’est donc pas un de ces villages multicastes, véritables microcosmes sociaux qui nous séduisent par l’intégration de toutes sortes d’artisans dans un système d’échanges harmonieux. Rien de tout cela ici, car les deux castes, qui vivent côte à côte, n’échangent pas grand-chose, mais surtout ce sont deux castes très basses. »
« Il est parfaitement pertinent de voir dans l’opposition du pur et de l’impur le fondement idéologique du système des castes. Cependant, affirmer que cette idéologie envahit tout et qu’elle inhibe tout autre type de relation sociale est déjà beaucoup plus problématique. Je ne pense d’ailleurs pas que le pur et l’impur se projettent sur le système social pour prendre la forme de l’opposition entre brahmane et intouchable. Ce serait confondre l’impureté et l’intouchabilité, une confusion inacceptable en soi. »
« Sur le plan économique, les Valaiyar diffèrent peu des Pallar et ils aiment à souligner qu’ils sont plus pauvres que ces derniers, ce qui n’est pas tout à fait faux. Ils ne sont en tout cas pas mieux lotis. Il n’y a aucun trait culturel qui permette de différencier un Valaiyar d’un Pallar. Cette proximité n’est pas propre à ces deux castes, mais elle recouvre de nombreuses castes rurales de la région. Que ce soit dans l’habillement, le comportement, les habitudes alimentaires, les goûts ou encore les habitations, l’uniformité est quasi totale. Cette proximité, notons-le bien, n’est pas dérisoire mais, au contraire, elle marque bien l’intégration des intouchables au sein de la société locale. »
« L’idéologie dalit, qui fleurit un peu partout en Inde, s’encombre peu de ces considérations et on peut même penser qu’elle les rejetterait avec force. En popularisant le terme dalit, les « opprimés », avec une nette connotation militante, elle met l’accent sur l’irréductible spécificité des intouchables. Ce faisant et paradoxalement, elle réifie la caste, elle en fait le critère fondamental de la vie sociale. De plus, elle valorise une stratégie de confrontation, prône une espèce de lutte des castes et fait de l’oppression une caractéristique indélébile, irréfragable. »
« Les Valaiyar vivent dans des conditions économiques très voisines des Pallar. Le système de « réservation » conduit à rendre leurs différences inéluctables et à les séparer les uns des autres en faisant de la caste un enjeu essentiel de la vie politique. »
« Ainsi, alors que les relations entre Pallar et Valaiyar ne sont plus conceptualisées en termes de pureté rituelle, le fossé entre les deux castes est loin d’avoir été comblé et jusqu’à preuve du contraire, l’endogamie de caste demeure extrêmement vivace dans tout le pays. »
II. LA RELIGION DES PALLAR ET DES VALAYIAR
« La même remarque s’impose à propos des pratiques religieuses : rien ne distingue les intouchables des autres castes rurales de la région. »
« Les mythes d’origine des castes inférieures confirment l’idée que celles-ci n’acceptent pas la dégradation de leur statut : les mythes représentent toujours la dégradation des castes comme le fruit d’une erreur, d’une tromperie, d’une supercherie, d’un quiproquo, voire d’une injustice. Jamais cependant cette déchéance n’a été voulue par les dieux, pas plus qu’elle ne découle d’une tare intrinsèque de la caste. »
« D’une manière plus générale, il me semble tout aussi problématique de concevoir le panthéon comme une espèce de hiérarchie quasi militaire qui refléterait l’ordre social. Les villageois ont certes conscience d’une espèce de supériorité d’Alagar, mais celle-ci est relativement vaine. En effet, Alagar n’intervient pas dans les affaires quotidiennes, il est invoqué pour la prospérité en général, mais moins pour des raisons précises. Il ne faut en tout cas pas croire qu’il commande aux autres divinités, ni que celles-ci soient véritablement inférieures. Bien au contraire, les divinités que l’on trouve au village, si elles n’ont rien de très brahmanique, n’en sont pas moins extrêmement puissantes et souvent dangereuses. »
« Enfin, je dirai encore que c’est une déformation brahmanique de croire que la pureté rituelle, la non-violence ou le végétarisme sont des valeurs universelles qui traversent l’ensemble de la société. Les habitants d’Alangkulam et les castes avoisinantes ne se reconnaissent pas nécessairement dans ces valeurs. »
« Les villageois sont peu enclins à la dévotion en soi. On ne les voit pas ou peu prier sans raison. Il est vrai qu’on les voit mal exprimer leur gratitude envers Dieu. De quoi, en effet, pourraient-ils le remercier ? La prière est essentiellement demande. Ainsi un homme qui ne manifeste jamais le moindre signe de dévotion religieuse peut être vu, en cas d’infortune, à genoux en train d’implorer une divinité. Les faveurs des dieux sont invoquées à tout propos, que ce soit pour retrouver une vache égarée, pour se porter mieux ou encore réussir des examens. Même s’ils s’en défendent très souvent, les brahmanes eux-mêmes entrent dans ce type de relation avec les dieux, ainsi que l’ethnologue américain Harper l’a bien montré mais, parmi les castes inférieures, il est extrêmement fréquent. »
« On pourrait regretter le manque de profondeur spirituelle dans la vie des villageois. Ils ne confirment pas les clichés sur un monde où tout serait élévation transcendantale, non-violence et maîtrise de soi. Pourtant en y regardant de plus près, Pallar et Valayiar nous montrent un manière saine, tolérante, presque naturelle de vivre leur religion. »
Revue Française de Yoga, N°19, « Religions en Inde aujourd’hui. », février 1999, pp.143-163.