Le Monde du Yoga

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Ce chant dit grégorien

par Christian-Jacques Demollière | Publié le 04 août 2005

Si les origines historiques du grégorien ont longtemps été controversées, ses bienfaits thérapeutiques ont toujours été reconnus. De la psalmodie à la vocalise pure, il s’agit de maîtriser son souffle, d’adopter les bonnes postures et d’être à l’écoute des autres.

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On a cru jusqu’en 1954 que le chant grégorien était l’oeuvre de Grégoire le Grand, pape de 590 à 604. On a montré depuis que ce pape a fasciné les anciens barbares installés en Occident, parce qu’il était le personnage le plus représentatif des valeurs civilisatrices de la romanitas. Mais admirable par son oeuvre spirituelle et administrative, Grégoire Ier n’avait pas la santé robuste du chantre : ses lettres, plutôt, réfrènent sévèrement l’art vocal ! En raison de purs rapprochements politiques, le chant sacré des Gaules franques et celui de Rome fusionnent sous Pépin le Bref et Charlemagne. Depuis une étude magistrale publiée en 1975, les divers travaux ne cessent de prouver que ce chant appelé grégorien est une hybridation : en gros, le texte et la structure modale sont romains, l’ornementation suit la tradition des chantres francs. C’est pour imposer partout en Europe ce répertoire romano-franc d’une immense étendue et d’une complexité inconnue jusqu’alors, qu’on a attribué à un moine-pape qui vécut un siècle et demi plus tôt, une paternité toute symbolique.

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L’Occident n’a pas suivi les mêmes routes que l’Orient, et l’on ne trouve pas chez les commentateurs médiévaux de réflexion sur les effets thérapeutiques du chant. Mais je suis sûr que, dans la pratique, c’est la psalmodie alternée verset par verset, par deux choeurs qui se répondent l’un l’autre, qui est la forme la plus efficace. En quittant l’hébreu et le grec, le psaume a perdu sa structure littéraire strophique. L’enchaînement ininterrompu des versets permet en revanche l’alternance rapide et régulière du rôle émetteur et du rôle récepteur, longtemps, sans fatigue. Chaque verset est divisé en deux parties : mouvement ascendant, mouvement descendant, isolés par un silence. D’inégale longueur, chaque verset, ou partie de verset, requiert concentration et adaptation du souffle, vigilance aussi pour réussir les cadences médiane et conclusive.

Le verset chanté par l’autre choeur nourrit l’écoute, et permet une relaxation-éclair qui prépare la nouvelle attaque. Mécaniquement, ludiquement, c’est se renvoyer la balle ; plus spirituellement, c’est s’instruire mutuellement en assumant tour à tour la profération du message et son accueil ; c’est aussi participer à un impressionnant mouvement de flux et de reflux, dans un souffle commun, en pétrissant collectivement cette large pâte sonore : la houle balancée d’un grand bruissement de paroles que les Pères de l’Église comparent au mugissement de la mer.

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D’une pratique assez régulière de la méditation zen auprès de Taisen Deshimaru, j’ai retenu qu’au bout d’une vingtaine de minutes dans la posture, les battements cardiaques ralentissent, la respiration s’allonge, la composition chimique du sang se modifie. Le stress tombe, et c’est le retour aux conditions normales de l’esprit. Les commentateurs de la pratique des psaumes évoquent la consolation, la paix, la joie que l’on tire de leur signification. Si l’on ne veut envisager que les effets matériels, physiologiques, je crois qu’on obtient des effets analogues à ceux que je viens de dire… à condition que l’esprit et le corps soient en parfait éveil, dans une posture juste : ce qu’on observe sur les enluminures et les ivoires carolingiens, mais très peu dans les groupes d’aujourd’hui !

Dans l’esthétique des formes, à l’autre extrémité, il y a la vocalise pure : mélisme, jubilus, longissima melodia sine verbis. Mais elle est moins éloignée de la psalmodie qu’il n’y paraît : au milieu des notes rapides et des notes allongées, l’unité moyenne reste l’étalon syllabique ; la composition formulaire reproduit des mots mélodiques et fait sonner les intervalles modaux dans un système d’intonations, de cadences et d’insistance sur les cordes chantantes. Le mot grec « mélisme » indique la mélodie pure, sur une voyelle. Originellement, pour le soliste, c’est sans doute une improvisation réglée qu’on a finalement fixée par écrit. Le mot latin jubilus exprime, lui, la charge émotionnelle, le lyrisme au-delà des mots : cette jubilation chrétienne mots sont impuissants à exprimer. A l’écoute du jubilus, Augustin verse des larmes et Aurélien de Réomé fait de l’alléluia mélismatique une sorte de shampooing spirituel avant l’écoute de l’Evangile. Le chant a une fonction au-delà de lui-même : il ébranle le coeur (compungere), il l’attendrit, l’ouvre à la Parole de Dieu, le prépare comme la bonne terre de la parabole du Semeur (Luc, VIII 5-15).

Après les précautions qui ont été prises, on peut dire que, dans sa pratique ou dans son écoute, le chant grégorien est, au sens étymologique, édifiant. Il construit la personne et la mène sur un chemin d’évolution.

On m’a vanté ce chant, il y a vingt ans, comme la meilleure école du souffle et de la voix. Je l’ai cru. Mais ce n’est pas magique. On peut s’abîmer à chanter ce répertoire, se bloquer, accentuer des défauts vocaux, peut-être irrémédiablement. Plutôt, le désir de chanter convenablement, de réaliser vocalement ce que le savoir que j’avais acquis et mon intuition me faisaient entendre intérieurement, m’ont conduit à chercher au fil des années à travers différentes techniques de chant, auprès de professeurs différents. Mais est-ce autre chose quand on veut bien chanter Monteverdi, Mozart, l’opéra italien, Fauré, le jazz vocal… ? La vox canora implique puissance, agilité, expression… naturel aussi : cette facilité apparente qui est le point suprême de l’art. Certaines approches sont donc à rejeter, ou à corriger, qui grossissent la voix, la raidissent, la détimbrent ou la timbrent mal. Le travail peut révéler des impossibilités techniques : à émettre telles notes, surtout dans l’aigu, à conduire le souffle. Noeuds inconscients, enfouis dans l’histoire de la personne : seul, peut-être, l’engagement d’une psychothérapie en viendra à bout. La relaxation très profonde, l’attention à la libération du souffle et à la justesse de la posture auxquelles le yoga sensibilise, et qu’il éduque constamment, sont infiniment précieuses.

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Revue Française de Yoga, n° 7, « La voix: une voie », janvier 1993, pp. 93-115

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