« Ceci est mon corps… Ceci est mon sang… » Manger, jeûner, sacrifier dans la tradition et la pratique chrétienne
Publié le 26 août 2005
Les paroles de Jésus sur le pain de vie, qui font scandale parmi l’auditoire et sont rapportées dans l’évangile de Jean, font de la volonté de Dieu à exécuter sur terre la seule véritable nourriture. Jésus se présente comme le pain vivant, incarnation du Père, dont quiconque mange peut accéder à la vie éternelle.
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LE PAIN DE VIE
Le discours de Jésus sur le pain de vie n’est pas, d’emblée, facile à saisir. Et c’est pourtant une étape essentielle sur le chemin de la révélation eucharistique. Ici, l’acte de manger demeure une action physique, mais ce repas très réel engage une nouvelle perspective, celle de la présence du Christ dans le monde des croyants quand l’heure sera venue pour lui de retourner vers son Père.
Le discours sur le pain de vie est rapporté dans l’évangile de Jean (Jn 6,22-71). Il suit le récit de la multiplication des pains. La foule cherche Jésus, « parce qu’ils ont mangé des pains à satiété ». Il est aussi intéressant de noter que l’évangile de Jean (chapitre 13) ne rapporte pas l’institution de l’Eucharistie, mais qu’à sa place il nous relate le lavement des pieds. (Il y aurait beaucoup à dire sur cette pratique dont la symbolique, à mon simple avis, dépasse largement la dimension d’une commémoration annuelle le Jeudi Saint).
Quelques repères permettent de ne pas perdre le fil de cet enseignement sur le pain de vie.
Au départ, on découvre un parallèle entre le pain de vie qu’annonce le Christ et le récit du don de la manne qui soutint les Hébreux sur le chemin de leur exode. Cette nourriture était temporaire ; elle cessa dès leur entrée en terre de Canaan. Le pain de vie est une nourriture éternelle, parce qu’elle est un don de Dieu qui vient du ciel. Jésus s’adresse à un auditoire qui comporte des Juifs, curieux de son enseignement mais facilement critiques. « Il faut vous mettre à l’oeuvre pour obtenir non pas cette nourriture périssable, mais la nourriture qui demeure pour la vie éternelle, celle que le Fils de l’homme vous donnera, car c’est lui que le Père a marqué de son sceau » (Jn 6,27). Le véritable pain du ciel n’a donc pas été donné au temps de Moïse, c’est par le Messie, celui que le Père a marqué de son sceau, que Dieu donne avec ce pain la vie au monde. (Jn 6,32-33). Un autre élément d’interprétation important, c’est le sens très fort que Jésus donne au terme « volonté ». Pour pénétrer cette signification, il faut rapprocher deux textes : le premier est extrait du discours sur le pain de vie:
« Je suis descendu du ciel pour faire non pas ma propre volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé. Or, la volonté de celui qui m’a envoyé, c’est que je ne perde aucun de ceux qu’il m’a donnés, mais que je les ressuscite au dernier jour. » (Jn 6,38-39).
L’autre texte est extrait de l’enseignement du Christ, après sa rencontre avec la Samaritaine. C’est le temps de la récolte, les disciples n’ont qu’à lever les yeux, devant eux les blés sont tout blancs, prêts pour la moisson. Jésus leur dit: « J’ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas. » Sur quoi les disciples se dirent entre eux: « Quelqu’un lui aurait-il donné à manger ? » Jésus leur dit: « Ma nourriture c’est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son oeuvre ». » (Jn 4,32-34). Quand l’homme, comme Jésus, fait la volonté du Père, il découvre que cette volonté divine est un projet de salut. Ce qui nourrit l’homme dans sa foi et son espérance, c’est l’acquisition de cette certitude. La volonté de Dieu n’est plus ici un pouvoir divin conçu de façon vague ou abstraite, mais c’est le désir efficace de salut qui hante le coeur de Dieu.
Pour finir, Jésus prononce des paroles qui seront pour les auditeurs une pierre de scandale : « Je suis le pain vivant descendu du ciel. Celui qui mangera de ce pain vivra pour l’éternité. Et le pain que je donnerai, c’est ma chair donnée pour que le monde ait la vie. » Jn 6,5 1). Le groupe des Juifs, à ces paroles, ne peut que protester et crier au blasphème. Jésus n’a jamais usé du scandale pour le plaisir ; il a toujours évité de choquer les petits et les faibles, et il n’hésite pas pourtant à poursuivre la révélation du pain de vie: « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, car ma chair est vraie nourriture et mon sang vraie boisson. Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. » (Jn 6,54-56).
Demeurer est ici un mot important. La chair et le sang de Jésus constituent la totalité christique en laquelle le fidèle peut trouver sa demeure. Manger le pain et boire le vin consacrés établit une symbiose profonde entre le disciple et le Christ. Cette communauté de vie ressemble à celle du Père et du Fils, une union qui est plénitude d’amour.
L’acte eucharistique – manger et boire – n’est pas un rituel anthropophagique, c’est le moment d’une rencontre entre Dieu et l’homme en la personne du Christ sacrifié et glorifié. Le corps livré et le sang versé révèlent une cohabitation : Dieu est en l’homme et l’homme est en Dieu par l’Incarnation du Christ… Manger le pain et boire le vin eucharistiques revient à être absorbé dans le mystère du Verbe divin venu en notre condition charnelle.
Le mot « chair » ne signifie pas simplement ici la matière organique humaine. C’est l’homme tout entier, avec ses grandes possibilités, souvent mal employées, et ses faiblesses trop évidentes. Le sang est, pour la Bible, le principe vital donné par Dieu. Comme le dit Jésus éternellement vivant en communion avec son Père: « Manger ma chair et boire mon sang », c’est entrer, par le Christ véritablement homme, en symbiose parfaite avec le Père. La protestation des Juifs et, plus tard, de certains disciples vient d’un refus ou d’un aveuglement. Jésus conclut: « Tel est le pain qui est descendu du ciel ; il est bien différent de celui que vos pères ont mangé; ils sont morts, eux, mais celui qui mangera du pain que voici vivra pour l’éternité. » (Jn 6,58). Le pain de la terre maintient l’homme en cette vie. Le pain du ciel fait de lui une créature appelée à la vie éternelle.
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Revue Française de Yoga, n° 25, « Manger, jeûner, sacrifier », janvier 2002, pp. 135-149