Comment le corps vient à l’homme
Publié le 22 avril 2004
Le problème majeur de l’occidental qui se lance dans la thérapie émotionnelle, est un problème relationnel : c’est une certaine sécheresse relationnelle qui le pousse à expérimenter le rebirth, ou toute autre thérapie d’émergence émotionnelle… mais c’est cette même sécheresse qui le rend inapte à profiter au mieux des bénéfices de ces thérapies !
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LE REGARD DE LA PENSEE
On pourrait par exemple s’étonner que les religions de la chrétienté, dont le message essentiel est « l’incarnation », aient attaché aussi peu d’importance au corps, exception faite des ascèses chrétiennes d’Orient qui, elles, prennent appui sur le coeur, le souffle et le rythme bilatéral et balancé de la marche. En fait, ce n’est peut-être pas tant la chrétienté qui doive être mise en cause que la civilisation gréco-latine, qui a depuis toujours connu de sérieuses difficultés pour maintenir une cohésion suffisante entre le corps et l’esprit. C’est probablement la raison pour laquelle il nous est difficile de concevoir l’organisation biologique infiniment complexe qui a donné, après quinze milliards d’années d’évolution de la vie, sa forme au corps de l’homme actuel, somme toute aussi spirituelle que matérielle. Si ce regard séparateur qui est le nôtre ne s’est développé en Occident que depuis un ou deux millénaires seulement, il nous amène cependant aujourd’hui à avoir avec le petit d’homme un comportement de plus en plus désincarné ; la vie affective, comme partie de la vie de l’esprit, semble n’avoir presque plus rien à voir avec le corps, pas plus qu’avec la relation du nouveau-né à sa mère: l’esprit doit lui venir tout naturellement, qu’il soit séparé prématurément, laissé seul, livré à la vie communautaire âgé de quelques mois à peine ; quoiqu’il arrive, il sera un être solide, capable de s’émouvoir, d’aimer, de penser et d’agir…
La mort au berceau ?… Incompréhensible pour la science médicale, une mort sans cause physique est inexplicable. Mais elle est de plus en plus fréquente chez les tout petits, tout comme est inexplicable l’autisme qui apparaît pourtant de manière de plus en plus évidente comme un phénomène de société. Et bien d’autres syndromes sont encore inexplicables ! Déficiences neurologiques ? Certainement… mais les connexions neuronales s’établissent dans les premiers mois de la vie et leur bon fonctionnement dépend en grande partie de la nature de la relation qui lie un enfant à sa mère. La neurologie classique semble se refuser à ce rapprochement ; seule l’école de neuropsychologie née du neurologue russe Louria, et dont le plus vibrant représentant est Oliver Sacks, auteur de « L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau », fait le lien entre le psychisme et les connexions des neurones.
Le corps du gymnaste est un corps objectivé, utilisé pour satisfaire le désir de réussite et de dépassement des limites du sujet un corps qui le narcissise, lui donne pouvoir, puissance et reconnaissance, dans un monde basé sur la compétition et la force.
A CORPS PERDU
Mais il y a d’autres manières d’objectiver le corps par la recherche du surnaturel par exemple. Nous avons vu à Hardwar, aux sources du Gange dans les Himalayas, un yogi qui était resté le bras droit en l’air si longtemps qu’il s’en était desséché, et un autre qui était tant resté sur la tête qu’il n’avait plus qu’une peau momifiée collée aux os des jambes.
Il survivait (peut-être vivait-il pleinement) la tête en bas. N’y at-il pas là une terrifiante séparation entre le corps et l’esprit ? Mais oserait-on porter un jugement de valeur sur un tel engagement ? De telles prouesses sont si déroutantes qu’elles forcent l’admiration. Que se passe-t-il donc dans de tels états limites ? Pouvoir ou abnégation ? Amour ou dénégation de soi, ou encore oubli ultime de sa personne ?
Quand nous étions en Afghanistan, nous sommes allés à la rencontre de Malangs. Ils sont à l’islam ce que sont à la chrétienté orientale ceux qu’on appelait « les fous de Dieu », des mystiques errants. On nous avait dit que nous pourrions reconnaître l’un d’eux parce qu’il n’avait qu’une seule jambe. Il vivait au nord dans la région de Balch, lieu de la naissance de Jallal od din Roumi, fondateur de l’ordre des Derviches tourneurs. On nous dit qu’il soignait quelque part dans le voisinage. Nous nous étions enquis de sa seconde jambe… Que lui était-il arrivé ? Il l’avait coupée lui-même pour l’offrir à Dieu. Quand le corps est ainsi sacrifié à l’esprit, n’est-ce pas paradoxalement le comble de l’incarnation ? Existe-t-il une explication à un tel geste ? Non : seul celui qui l’accomplit est autorisé à donner une réponse— Et il est fort probable qu’il n’en ait pas.
CORPS-SUJET
Mais qu’est donc alors un corps-sujet ? Nous pouvons penser qu’il est sujet quand le mental est au repos et qu’il n’agit pas sur lui dans le sommeil par exemple. Mais alors nous n’en sommes pas conscients. Le corps rendu à lui-même comme sujet tient pour nous de l’inexplicable puisque, sans l’avoir voulu, nous l’avons naturellement objectivé, nous en sommes venus à parler de notre corps comme s’il n’était pas nous-mêmes ; et il ne l’est plus, à vrai dire, puisque le moi n’est pas le corps. La seule personne dont le corps soit sujet est le nouveau-né, mais le sujet ne le sait pas puisqu’il existe encore à peine en tant que sujet. Qui peut donc savoir ce qu’est un corps-sujet ?
I l faudrait qu’il soit à nouveau rendu sujet, malgré l’existence d’un sujet C’est peut-être là que le rapport du sujet à son corps devient surprenant et paradoxal, mais indicible.
Le corps rendu sujet dans certaines formes de psychothérapies n’a peut-être pas été analysé avec une objectivité suffisante, en tout cas en Occident. Et pour cause, parce que la situation est irrationnelle, que l’irrationnel n’est pas analysable et que, de toute manière, ce n’est pas le fort de l’Occident.
Le corps est rendu sujet dans les thérapies dites « d’émergence émotionnelle », telle la « Thérapie Primale » d’Arthur Janov ou de « Rebirth » qui ont vu le jour aux Etats-Unis et en Angleterre avant d’atteindre la France autour des années soixante. Leur apparition a fait en Occident l’effet d’un coup de tonnerre dans les milieux psychothérapeutiques et elles sont devenues l’objet d’un engouement aussi fort que de courte durée. Elles ont donné lieu à des excès, parfois plus ou moins pervers, fait naître d’immenses espoirs, apporté quelque bien ou mieux-être et ont pris toutes sortes de formes individuelles ou collectives.
Dans quelle mesure le corps de l’adulte rendu sujet laisse-t-il vraiment percevoir les états du nouveau-né ? Quelle est la part de l’acquis du sujet dans le ressenti qu’il a de son corps de nouveau-né ? Quelle est la part d’imaginaire qui entre en jeu ? Dans quelle mesure le sujet n’est-il pas la proie d’un faux-moi héroïque ou triomphal « J’ai revécu ma naissance… c’est fantastique! », ou encore « Maintenant je sais comment j’étais dans le ventre de ma mère ! » Quelle est la part d’hystérie nécessaire dans une telle aventure et la part d’hystérie excessive qui empêche une intégration satisfaisante de l’expérience par le moi du sujet ? Répondre à ces questions ferait l’objet d’un livre entier et tel n’est pas ici notre propos. Mais il n’était pas possible de ne pas évoquer la complexité des processus d’intégration dans la personnalité de ces expériences corporelles. […] »
Revue Française de Yoga, n°6, « Postures d’extension sur le ventre », 1992, pp. 125-137.