Complexité : l’homme « en mosaïque »
Publié le 06 mai 2004
L’être humain adopte une position antagoniste. Tout en se conformant aux lois du monde et de la biologie, l’homme, dont le cerveau, la conscience et la mémoire se caractérisent par une organisation en « mosaïque », estime que sa complexité le distingue des autres animaux et se positionne – de façon illusoire – comme rebelle aux lois du monde.
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“ On est mieux renseigné sur l’évolution de la vie ensuite, c’est-à-dire sur l’évolution des êtres vivants constitués de ces cellules. Mais pour limiter ici mon propos au thème qui nous intéresse, la complexité, je reprendrai l’argumentation de mon livre. L’évolution nous fait assister à l’apparition d’êtres vivants de plus en plus complexes. D’une façon très simplifiée pour être didactique, d’êtres à une seule cellule on passe d’abord à des êtres à plusieurs cellules, qui constituent un «tissu ». On passe ensuite à des êtres à plusieurs tissus, puis à des systèmes d’organes de plus en plus compliqués, qui sont des « individus », voire finalement à des sociétés, comme les sociétés d’abeilles ou de fourmis, elles-mêmes constituées d’individus déjà très complexes. En d’autres termes, et par des processus que je décris de façon plus précise dans mon livre, les êtres vivants les plus complexes sont des entités constituées d’étages successifs emboîtés : une société est constituée d’individus, eux–mêmes composés d’organes, eux-mêmes composés de tissus, eux-mêmes composés de cellules, chacun de ces étages gardant des fonctions qui lui sont propres. Cet emboîtement lui-même s’effectue chaque fois en deux temps successifs : un temps de juxtaposition, groupant des entités identiques, puis un temps d’intégration, où les différentes unités, à l’origine identiques, se spécialisent dans des fonctions différentes.
C’est à de telles structures en étages emboîtés que j’ai proposé de donner le nom de «mosaïques». Dans le domaine artistique, une mosaïque est une oeuvre où l’allure d’ensemble (un animal, un visage, un personnage…) n’empêche pas le maintien des propriétés (couleur, forme) des petits éléments qui la constituent. D’une façon plus générale, j’ai proposé d’appeler «structures en mosaïques» des structures comme les structures vivantes, où les propriétés d’un étage ne suppriment pas pour autant les propriétés des étages inférieurs qui le constituent. Ainsi, par exemple, le fonctionnement d’ensemble d’une ruche n’exclut pas l’indépendance de comportement des abeilles. Ainsi le fonctionnement harmonieux du corps n’exclut pas une autonomie de certains systèmes, de certains organes ou de certaines cellules (dont certaines peuvent même être mobiles comme de petits animaux unicellulaires : c’est le cas des globules blancs et des spermatozoïdes!). Remarquons que, dans le cas le plus particulier, la «mosaïque» peut se réduire à seulement deux éléments complémentaires. On en trouve de nombreux exemples dans le monde vivant, et on en verra un exemple remarquable plus loin avec les hémisphères cérébraux de l’homme.
En résumé, la complexité du monde vivant, particulièrement du monde animal, résulte d’une organisation «en mosaïque», où les propriétés d’un étage ne suppriment pas pour autant celles des étages inférieurs, ou moins complexes, qui gardent une large part d’autonomie. On peut en trouver des quantités d’arguments dans l’observation même du monde vivant et dans l’émergence de propriétés nouvelles (mobilité, température constante, utilisation de sens analytiques comme la vision, socialisation…) au fur et à mesure que s’accroît la complexité des organismes. Une telle organisation a aussi deux conséquences plus philosophiques, l’une sur les êtres vivants, l’autre sur l’homme.
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Nous avions vu plus haut que les êtres vivants, du fait de leur grande autonomie, pouvaient être considérés comme des «rebelles illusoires aux lois du monde». Tout en obéissant aux lois du monde et à leur rationalité causale, ils donnaient l’illusion de vouloir leur désobéir. Sur le plan de sa biologie, l’homme lui-même correspond évidemment aussi à cette description. Mais, du fait des capacités considérables de son cerveau et de sa pensée, l’être humain n’est pas seulement un animal comme les autres. Il est caractérisé par un mode d’être, une culture fondée sur le langage et l’abstraction, qui lui sont propres. Il est, à la fois, animal et non animal, et doit assumer les deux facettes de cette étonnante personnalité.
Or, dans son esprit, l’être humain reproduit, d’une certaine manière, la position antagoniste des êtres vivants, à la fois assujettis aux lois du monde et rebelles illusoires à ces mêmes lois. Dans sa culture en effet, l’homme est à la fois rationnel et scientifique en même temps que rebelle au lois de la science et à la rationalité quand il devient rêveur ou artiste. Si l’art en général, «anti-destin» comme le formulait Mairaux, est à l’image de cette rébellion à la rationalité et recherche d’un autre ordre des choses, le mouvement surréaliste a sans doute poussé ces positions à l’extrême, en recherchant, pourrait-on dire, le non-rationnel absolu «La terre est bleue comme une orange», disait Éluard. Et les mondes virtuels de la recherche informatique moderne offrent sans doute aux artistes de demain une palette de potentialités vertigineuses dans ce domaine.
Il resterait finalement à poser le problème, si essentiel, de la morale. La morale proposée par l’homme apparaît aujourd’hui comme très parcellaire et comprend, en fait, des morales visant aux relations des hommes entre eux et des morales visant au respect du monde ou des êtres qui le peuplent, comme les animaux. On peut penser qu’une meilleure intégration de la morale humaine, dans une « mosaïque» éthique plus harmonieuse, permettrait peut–être à notre espèce d’acquérir enfin un comportement moral digne de son puissant cerveau et de sa remarquable pensée! »
Revue Française de Yoga, n°29, « De la relation corps-esprit », janvier 2004, pp. 23-30.