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Condition féminine et renoncement au monde dans l’hindouisme

Publié le 22 septembre 2003

Situation paradoxale que celle de ces femmes hindoues qui ont choisi le renoncement, et qui par là ont fait preuve d’indépendance : marginales, vilipendées par les plus orthodoxes, elles apparaissent en même temps comme les meilleures défenderesses de la Tradition : leur quotidien témoigne en effet d’une observance très stricte des rites et règles de vie hindous.

« […] S’il y a aussi peu de femmes ascètes dans l’Inde, c’est que renoncer au monde est dans l’hindouisme une pratique essentiellement masculine. Celle qui se retire du monde et adopte le mode de vie particulier de l’ascète enfreint les règles d’une culture qui conçoit la femme comme épouse et lui enjoint de se consacrer entièrement au bien-être de son époux (pati–sevâ). Le modèle proposé à toutes les jeunes filles est celui de la pâti-vratâ, celle « qui a fait le voeu (d’être fidèle) è son époux ».La femme qui respecte ce strî-dharma mène dans le monde une vie religieuse marquée par l’abnégation la plus totale. […]

[…] Selon la pensée indienne la plus classique, il y a ainsi deux types d’homme (dvija) -l’un vit dans le monde, l’autre hors du monde- mais un seul type de femme, l’épouse. La femme ne renonce pas au monde.

Les femmes ascètes sont donc des rebelles. Elles ne sont pas contentées de l’unique modèle de la pâti-vratâ. Elles sont sorties de la norme. Il faut s’interroger sur l’origine de ce choix excentrique. La nature profonde de l’engagement dans la vie religieuse est bien sûr une question complexe. Les femmes ascètes questionnées à ce sujet mentionnent principalement des motivations spirituelles. Elles ont renoncé au monde par amour pour leur guru, ou par amour pour Dieu, pour les servir totalement. Mais sans mettre aucunement en doute l’authenticité de leur vocation religieuse on cherchera ici un autre type de réponse en tentant de dire à quelle situation sociale ces femmes ont renoncé en « renonçant au monde ».

L’ancien modèle du renonçant, le sannyâsin, s’adresse d’abord à l’homme qui s’est acquitté de ses devoirs dans le monde, donc à l’homme marié (voir, par exemple, Manu VI 36). Le sannyâsin « régulier » est un homme séparé de sa femme. Mais, qu’elle soit célibataire ou mariée, la femme qui renonce au monde est tout aussi condamnable puisqu’elle refuse son dharma. Il y a par contre une situation qui semble précipiter une femme dans une condition marginale malgré elle, c’est le veuvage. A la différence du veuf autorisé à se remarier, la veuve (1), quel que soit son âge cesse à tout jamais d’être une grhasthâ ordinaire. […] Les femmes ascètes veuves ne sont qu’une minorité dans l’ensemble du mouvement monastique féminin, la majorité des renonçantes a opté pour son mode de vie avant ou après le mariage.

[…]Dans l’ensemble elles parlent de leur dégoût de la vie familiale, de toute cette agitation vaine et de leur caractère solitaire. Toutes minoritaires qu’elles sont, elles tiennent un langage qui tend à remettre en question ce modèle de la femme hindoue dont je parlais précédemment. Nous prenons conscience grâce à elles que celui-ci n’est pas universellement accepté et que certaines femmes ont des aspirations de liberté et d’indépendance dont le code de conduite féminine ne tient pas compte. La vie ascétique, en dépit de ses rigueurs, pourrait bien alors leur apparaître comme la seule alternative respectable à la condition maritale. « Respectable », car dans l’Inde d’aujourd’hui le célibat féminin non-justifié par un engagement religieux (plus rarement professionnel) reste profondément mal compris et les seuls bouleversements observables dans la situation de la femme à cet égard sont limités à une petite frange de la société occidentalisée des grands centres urbains. Mais ces femmes libérées du mariage n’entrent-elles pas dans un nouveau réseau de contraintes en endossant l’habit ascétique ? ll ne leur est pas très bien ajusté car n’a-t-il pas été conçu pour et par des hommes?
[…]

Ces communautés féminines partagent avec toutes les autres communautés monastiques hindoues un type d’organisation qui se fonde sur l’étroite relation du maître spirituel (guru) et de ses disciples (sisya), a pour cadre un monastère (âsram, math) et obéit à des règles strictes (dharma) mises au point par chaque ordre.
[…]

C’est à l’intérieur des diverses branches ascétiques sectaires que l’on rencontre les femmes renonçantes. Rares sont les sectes qui leur reconnaissent le droit d’exister, c’est-à-dire de mener, à l’instar des hommes, une vie monastique. La plupart des sectes n’ont ainsi pas dans leur code de conduite ascétique un règlement qui soit spécifiquement adapté aux femmes. Il faut donc insister sur le fait que dans la majorité des cas les femmes ascètes n’ont pas d’existence légale aux yeux des représentants les plus stricts des sectes auxquelles elles prétendent appartenir. Ce point de vue n’affecte cependant en rien ces femmes puisqu’elles jouissent à l’intérieur de leur monastère d’une parfaite autonomie et ne dépendent que de leur guru, qui n’a pas de compte à rendre qu’à son propre guru. Une des particularités du renoncement féminin au monde est donc qu’il s’impose en dépit des interdits en profitant des structures extrêmement lâches de toute organisation sectaire […].

Les trois communautés étudiées ont la particularité d’avoir toutes été créées par des femmes guru qui continuent d’en assumer aujourd’hui l’entière responsabilité -Notons ici que fonder un monastère et subvenir à ses besoins n’est pas une mince affaire. Elle est d’autant plus remarquable quand elle est menée par des femmes. Le rôle des dévôts laïcs est fondamental, ce sont eux qui réunissent l’argent nécessaire et assurent plus tard la santé financière de l’institution […]-. Elles se caractérisent aussi par la très forte proportion de Bengalis parmi leurs membres, tant laïcs que renonçants, un phénomène lié à la « nationalité » bengalie des femmes guru elles-mêmes. Bénarès accueille depuis de nombreuses décennies une très large population bengalie et reste un foyer d’attraction pour cette communauté vive et raffinée. […] un ensemble de circonstances ont favorisé la condition féminine dans cette province. Le Bengale fut de toutes les régions indiennes celle qui resta le plus longuement soumise à l’influence britannique, tant civile et politique que religieuse. Cette situation favorisa la naissance d’une classe d’Indiens ouverts aux idées occidentales et décidés à réformer dans leur société les traditions jugées, dans leur nouvelle optique, désuètes, voire monstrueuses. Les femmes profitèrent beaucoup de ce mouvement, certaines lois et coutumes qui leur étaient défavorables furent supprimées et la première école publique pour fillettes fut fondée au Bengale. Il est vrai que tout cela resta surtout une entreprise citadine. Mais, les communautés monastiques que nous étudions se caractérisent aussi par leur implantation urbaine et c’est dans la ville également qu’elles recrutent leurs disciples. […] Il faut aussi tenir compte du fait que le Bengale est la terre d’élection du sâktisme, ce courant religieux qui donne la place essentielle à l’aspect féminin (sâkti) de la divinité. Cette notion se traduit dans les milieux sakta par une certain égalité religieuse de l’homme et de la femme. Ceci n’a pas manqué d’influencer toute la province où il est ainsi plus concevable qu’ailleurs qu’une femme se consacre entièrement à la vie spirituelle et s’élève à la position de guru (une possibilité reconnue chez les sâkta). […]

Le recrutement des membres des trois communautés dépend exclusivement de leur « mère guru ». C’est elle qui déclenche la décision de la future renonçante de s’engager dans l’ordre monastique.Toute la vie des brahmacârinî repose sur ce contact. L’initiation n’est que la formalisation de cette rencontre. En même temps, elle en est une concrétisation magique puisqu’à cette occasion s’établit entre le guru et sa disciple un lien spirituel que même la mort ne pourra rompre.
[…]

En dépit du très grand nombre de math qui couvre l’Union indienne, la vraie vie communautaire est rare. Cette situation d’exception caractérise les trois communautés féminines de Bénarès et semble être plus fréquente en milieu féminin qu’en milieu masculin.La vie des brahmacârinî fait penser à celle d’une grande famille. Elles couchent dans des dortoirs, prennent leurs repas ensemble et participent aux tâches nécessaires au fonctionnement de leur institution. Toutes pratiques rarement rencontrées dans des math masculins.
[…]

Comme dans tout monastère la discipline est liée à une routine: un certain nombre de pratiques répétées chaque jour aux mêmes heures. Il semble qu’une telle organisation permette à l’individu de développer les habitudes de conduite et de pensée sans lesquelles aucune sâdhanâ n’est possible. Elle agit comme un moule qui maintient dans une seule direction toutes les forces de la disciple et leur évite de se disperser.Comme elle est imposée de l’extérieur elle n’entre pas dans les préoccupations des brahmacârinî qui ont ainsi tout le loisir de se consacrer à leur quête. Qu’une plus grande liberté d’esprit et une disponibilité totale de soi, à des fins spirituelles, puissent s’obtenir à l’intérieur d’un tel carcan est certes un des paradoxes de la vie religieuse communautaire. Ici, comme ailleurs, le grand but de la routine monastique est de détruire la volonté personnelle, de faire disparaître le sens du moi (ahamkâr) et de développer l’esprit de renoncement et de détachement. Dans le contexte hindou, ces efforts sont la condition sine qua non de l’obtention du salut, c’est-à-dire, la sortie définitive du cycle des re-naissances.
[…]

Dans leur optique il ne suffit pas de commettre soi-même une faute pour en subir les conséquences. Le karman s’infiltre de façon beaucoup plus insidieuse puisqu’il « s’attrape » . Exactement comme l’impureté. C’est en particulier par le contact physique et par l’ingestion de nourriture que le karman d’autrui peut passer en elles contre leur gré.

Cet acharnement à vouloir rester pur, bien caractéristique des milieux visnouites, dépasse toute mesure chez les femmes des communautés monastiques de Bénarès. Il est certain que leur condition féminine les conduise à une surenchère dans ce domaine. Comme renonçantes, elles doivent se garder de toute impureté karmique. Comme femmes appelées à rendre quotidiennement un culte à la divinité, elles sont tenues de préserver leur statut rituel aux yeux de tous. En d’autres termes il ne faut pas qu’elles donnent à quiconque la possibilité de douter de leur pureté et donc de leur habilité à officier. Or la femme ordinaire, dans les conceptions indiennes, doit déjà prendre des soins très grands pour conserver sa réputation de pureté.

C’est à l’occasion du flot menstruel que se cristallisent toutes les croyances concernant l’impureté féminine. Celui-ci est à la fois la preuve du mal qui habite la femme et un moyen efficace de purification. Il a reçu dans l’Inde classique différentes explications. La plus courante, celle qui survit de nos jours, affirme que la femme, en échange de la possibilité de procréer, aurait accepté de se charger d’un tiers (ou d’un quart) du péché (excessivement grave) du meurtre d’un brahmane commis dans les temps mythiques par le dieu Indra . En perdant ainsi son sang mois après mois, la femme prouve sa culpabilité. Son état d’impureté est total à cette occasion. Elle doit donc être tenue à l’écart on ne peut accepter d’elle aucune nourriture, ni même la toucher. Dans le même temps cette femme se purifie en perdant ses menstrues, elle se lave de tous ses péchés. En dehors de cette période elle est donc pure.

Dans l’Inde contemporaine l’ignominie attachée à cette preuve mensuelle de brahmanicide pèse lourdement sur le statut rituel de la femme. Les brahmacârinî semblent en être douloureusement conscientes. Non seulement adoptent-elles à cette occasion un comportement extrêmement strict, mais elles montrent la même inflexibilité dans tous les domaines de leur vie organique.

La journée de toute brahmacârinî commence obligatoirement par l’évacuation des fèces. C’est un acte qu’il faut faire au lever et qui doit être immédiatement suivi d’un bain et du changement complet des vêtements. Viendrait-il à se produire dans la journée qu’il faudrait respecter les mêmes règles.Le passage de l’urine n’est pas considéré comme aussi polluant. Mais, dans la mesure du possible, il ne doit pas se faire dans les lieux contaminés où sont déposés les excréments. La seule visite de ces lieux (dont l’entretien est confié à un intouchable) exige bain et changement de vêtements.

On ne parle de ces questions qu’avec le plus profond dégoût et en baissant la voix. Les brahmacârinî éprouvent une gêne bien plus grande encore lorsqu’elles doivent évoquer leurs menstrues. Celles-ci les obligent à se tenir complètement éloignées des activités de leur communauté monastique.La brahmacârinî « souillée » quitte le dortoir, mange à part, ne pénètre ni dans le temple, ni dans la cuisine et se tient toute la journée et toute la nuit dans une pièce spéciale. Lorsque le sang ne s’écoule plus (au bout d’une période de quatre nuits, considère-t-on) la brahmacârinî prend un bain complet (y compris la tête). Elle retrouve alors sa place et ses occupations habituelles. Le linge sali est confié au blanchisseur.La clôture n’existe pas dans les communautés monastiques féminines de Bénarès, mais quatre jours par mois, chaque brahmacârinî devient une recluse. Assise seule dans une pièce fermée, elle purge son infamie tandis que cette « quarantaine » efficace met les autres à l’abri de la contamination.

C’est bien le modèle le plus orthodoxe de la maîtresse de maison qui inspire ici le comportement de ces renonçantes au moment de leurs menstrues. Ces femmes n’ont ainsi pas jugé utile de s’inventer de nouvelles règles de conduite. C’est leur strî-dharma qui les guide puisque dans ce cas elles ne peuvent imiter le renonçant.

En temps ordinaire une brahmacârinî se considère pure lorsqu’elle a pris son bain matinal et s’est revêtue de vêtements propres. Jusqu’à l’heure du repas elle ne rencontre pas d’occasions particulières de se polluer. Mais la grande affaire de sa vie quotidienne est la consommation des repas de midi et du soir. Les brahmacârinî sont très loquaces à ce sujet si l’ingestion comporte un risque certain de pollution, se nourrir n’est pas pour elles un acte ordinaire mais, au contraire, l’acte religieux par excellence. Les règles à suivre n’en sont que plus nombreuses.
[…] ”

Bulletin de l’Ecole Française d’Extrême-Orient, tome LXIII, 1984, repris dans Les carnets du yoga, n°101, juill. août. sept. 1988, pp. 17-37.

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