Le Monde du Yoga

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Couleurs et attention profonde : aventures singulières et entraînement à la réceptivité

par Michel Indergand | Publié le 08 février 2004

Couleurs et musiques produisent sur ceux qui les perçoivent des effets physiologiques et psychophysiologiques. Cette constatation est à l’origine du développement d’un certain nombre de thérapies originales, comme la chromothérapie ou l’auriculothérapie. L’efficacité de ces soins dépend alors de la réceptivité de leur bénéficiaire.

[…] Les couleurs donnent lieu à une expérience objective : la rencontre de la lumière et de la matière, événements physiques dont la lumière véhicule des indices. Une fois capturés par l’oeil, ceux-ci sont retransmis à notre cerveau qui compare alors la force des signaux qu’il reçoit des différents cônes et traduit « cette fleur est de telle ou telle couleur ». Dans le même temps, la couleur, fréquemment associée à des symboles forts, est aussi affaire de psychologie et de culture et donne donc lieu à une expérience subjective. La même expérience une et simple est donc en même temps une réalité physique et un fait de conscience. « La couleur est en nous » affirme Goethe au début du XIXè siècle, lui qui ne conçoit pas sa « Théorie des couleurs » sans la participation du peintre, du chimiste, du teinturier. […]

Dans les lignes qui suivent, nous allons passer en revue une sélection d’aventures singulières que sous-tendent différentes pratiques du regard et de la concentration. Il va d’abord être question de musique et de couleur, de l’intérêt voué à la couleur par le musicien et par certains peintres comme les musicalistes. Chacun d’eux voit peut-être la couleur différemment, mais il est sûr en tout cas que tous ceux dont nous allons nous entretenir la regardent avec un sentiment intense. […]

Le premier témoignage que nous avons de la recherche des relations entre les sons et les couleurs remonte à Aristote qui, dans son « De sensu », fixe des rapports numériques entre couleurs et intervalles.

Au Moyen Âge Guido d’Arezzo (c.995-1050), l’inventeur des désignations latines des notes ut, ré, mi, fa, sol, la, si, associe chacune des notes à une couleur et lui attribue une signification symbolique. Do représente la terre et la couleur verte, ré la lumière et le jaune, mi l’orangé et le dynamisme, fa, le rouge, la richesse et les biens matériels, sol (le violet) le sommeil, la (le bleu profond) la mort et si la note sinistre dans la gamme de do où elle assume le rôle de diable dans la musique, (un bleu verdâtre dégradé) représente les spectres, l’au-delà. On verra que l’on rencontre aussi d’autres correspondances, d’autres associations.

Par la suite, si une personnalité s’attache plus que tout autre au sujet « Musique et couleur » c’est, au dix-huitième siècle, celle du mathématicien de premier plan Louis–Bertrand Castel. Il élabore le premier, vers 1734, le projet d’un clavecin oculaire qui attire notamment l’attention de Telemann et de Rousseau. Le Père Castel décrit un système complet de musique des couleurs imaginant un appareil relié à un clavecin, où des couleurs sont associées aux touches : l’accord parfait (do-mi-sol) équivaut à la triade bleu-jaune-rouge, et la gamme musicale est traduite par une palette de cou-leurs: bleu, céladon, vert, olive, jaune, fauve, nacré, rouge, cramoisi, violet, agate, gris, bleu. Il imagine aussi un orgue à couleurs de douze octaves avec 144 couleurs correspondantes créées par un système de verres, de miroirs et de bougies.

Au dix-neuvième siècle, des musiciens, des peintres et des poètes prônent la correspondance des arts. « Les couleurs sont la musique des yeux et se combinent comme des notes » Delacroix, « Les couleurs et les sons se répondent » Baudelaire. En 1895, à Londres, Rimington imagine un art nouveau, Colour-music, la musique des couleurs. Il a inventé un instrument qu’il appelle Colour–Organ, l’orgue des couleurs.

Après 1900, on compte des adeptes de la musique des couleurs un peu partout en Europe […]

Rimski Korsakov, Schoenberg, Scriabine et Olivier Messiaen comptent parmi les très grands musiciens du xxe siècle qui ont manifesté une passion évidente pour le mariage de la couleur et de la musique. […]

SYNESTHÉSIE

On peut être surpris qu’il existe des personnes pour qui couleurs et sonorités soient indissolublement liées. La synesthésie est une perception simultanée. Médicalement le terme désigne un trouble de la perception sensorielle caractérisé par la perception de sensations supplémentaires et pouvant concerner plusieurs sens simultanément.
Par exemple E. S.-J., qui est galloise, voit pour le nom Moscow, (Moscou) du gris foncé, du vert épinard et un peu de bleu pâle, alors que pour elle, Henry et Wednesday sont d’un même bleu foncé. La synesthésie est toujours additive, elle accroît une expérience perceptive au lieu de la remplacer.
On a longtemps considéré que les cas de synesthésies étaient rarissimes, mais il a été estimé récemment qu’une personne sur 2 000 naît synesthéte.

Dans le cas des Synesthésies Cognitives, ce sont des catégorisations culturelles, nombres, lettres, graphèmes, unités de temps, phonèmes, noms, dates, noms de villes, qui sont le plus souvent accompagnées par une illumination colorée. La Synesthésie Cognitive couplant l’évocation des lettres de l’alphabet â des sensations colorées est la forme de synesthésie la plus fréquente, c’est la synopsie, appelée aussi audition colorée.

Dans son poème Voyelles, écrit à Paris en 1871, Rimbaud parait y faire allusion (A noir E blanc, I rouge, U vert et O bleu…), sans qu’il soit prouvé qu’il ait été lui-même un « synesthéte ». En revanche l’un de ses amis musiciens, Ernest Cabaner, associait une couleur et des voyelles ou diphtongues à chaque note: do O jaune, ré A vert, mi E bleu, fa I violet, sol U carmin, la OU cinabre, si EU orangé.
Dans la biographie de Rimbaud par Pierre Petitfils, nous voyons que le sonnet fait écho â l’enseignement musical d’Ernest Cabaner: « Le chromatisme musical ou audition colorée ».

Grande figure de la littérature mondiale, Vladimir Nabokov, était lui aussi doté d’audition colorée depuis sa petite enfance : « Audition n’est peut-être pas tout à fait le terme exact, puisque la sensation de couleur paraît être déterminée chez moi, par l’acte même de former avec la bouche une lettre donnée tout en m’en représentant le tracé écrit. Le A de l’alphabet anglais (sauf indication contraire, c’est à cet alphabet que je pense en écrivant ce qui suit) a pour moi la nuance du bois sec, mais un A français évoque l’ébène poli ». Dans « Autres rivages », il est catégorique, « le O est blanc! N bouillie d’avoine, L nouille molle, et le miroir à main au dos ivoire de O, voilà pour les blancs ». […]

DERMO-OPTIQUE

L’imagerie cérébrale, déjà sollicitée nous venons de le voir pour établir la validité des synesthésies, nous éclairera peut-être un jour sur la sensibilité dermo-optique: « la capacité de l’homme de réagir à des surfaces colorées, dissimulées à sa vue ». L’écrivain et médecin Jules Romain a publié un ouvrage pionnier sur la question « La Vision rétinienne et le sens paroptique », Gallimard, Paris, 1920. La dermo-optique étudie les impressions reçues de l’environnement par la peau, en dehors de la vue.
Yvonne Duplessis s’est particulièrement penchée sur cette question à partir des années 1970. Quelques sujets d’exception reconnaîtraient les couleurs au toucher. Je mentionne cette sensibilité bien particulière pour bien souligner comment une réalité physique peut donner lieu à de très profondes divergences d’interprétation ou de réceptivité et comment, au lieu de nous rebuter, ce foisonnement mérite de retenir toute notre attention.
L’usage de la couleur en tant qu’outil thérapeutique peut également faire l’objet de notre curiosité. En français comme d’ailleurs en anglais, le mot thérapie a essentiellement un sens curatif. Le remède et le médecin viennent après coup pour réparer une plaie du corps ou de l’esprit. Dans d’autres traditions, il peut en être autrement. La langue grecque ou l’hébreu donne au mot « thérapie » le sens d’une attitude préventive et prospective. […]

Les carnets du yoga, n°223, juin-juillet 2003, pp. 26-34.

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