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Danser l’équilibre du monde

par Elisabeth Andres | Publié le 29 avril 2004

Maître de la danse, Shiva sait aussi être le maître de l’immobilité. Ces deux qualités sont en fait indissociables, tant la maîtrise du mouvement implique à la fois celle de sa marche et celle de son arrêt. Shiva est l’univers en synthèse : équilibre et stabilité d’une vie qui par définition est mouvement perpétuel.

Le panthéon hindou ne prouve pas l’évidence d’un polythéisme. C’est l’absolu neutre, le Brahman, qui trouve en une multitude d’expressions complémentaires la possibilité d’advenir dans l’espace et le temps, en manifestant les potentialités émanées de l’Un immobile sous des noms et des rôles différenciés. Les trois fonctions fondatrices qui président à toute production création, maintien, destruction, s’élucident par la trimûrti, les trois aspects du même: Brahmâ met en place, Vishnou protège, Shiva déstructure.

L’EQUILIBRE DU DIVIN AUX TROIS VISAGES

Tout est en puissance déjà dans l’océan primordial et le permanent secret des veda, aussi le rôle de Brahmâ est-il celui d’un démiurge qui organise un ordre dont il n’est point la source. Ce rôle d’aménageur lui cède peu de place dans les rivalités des compétences et l’adoration des dévots. Les textes et les arts dissertent par contre à l’infini sur les autres visages du Divin.

C’est Vishnou qui donne l’impulsion lorsqu’il abandonne son long sommeil entre deux productions du monde et c’est Shiva qui brûle l’univers à la fin d’un cycle, pour le rendre à l’attente du pralaya, et mûrir sa renaissance. Shiva est le Suprême, Mahâkâla, le temps des passages, le générateur des cycles, et celui qui, pour accomplir le devenir, protège le monde des destructions hors-temps (il boit le poison du serpent Vâsuki, qui devait tuer le monde, il reçoit le Gange sur son chignon, pour que ses flots trop tumultueux n’ébranlent pas la terre).

Il est certes intéressant de reconnaître l’équilibre du monde dans la permanence statique de Brahmâ, qui redonne sa forme au cours des choses selon la garantie solide du texte védique. II est rassurant aussi d’asseoir la sauvegarde de l’univers sur la puissance tangible des descentes (avatâra) de Vishnou. Selon les âges, il se fait sanglier, nain ou berger pour arracher la terre au poids et aux méfaits des démons asura. Vishnou est la permanence par excellence, qui assure l’équilibre en péril.

La statuaire nous propose son image allongée immobile (anatibhanga) sur le serpent d’éternité Shesa – ou l’imposante rigidité dressée (stânaka) du Dieu aux bras multiples dont les fonctions sont signifiées par les attributs qui le désignent – on le montre parfois assis avec sa parèdre. La gestuaire des avatâra se limite aux postures figées des sauvetages qu’ils accomplissent: le sanglier Varaha porte la terre sur sa défense, Narasimha, l’homme-lion, déchire son ennemi. En tant que Krishna, il se tient en déhanchement (tribangha), jouant de la flûte. C’est aussi sous l’aimable appareil du jeune Krishna qu’il s’adonne à la danse. Le monde a progressé dans son évolution, et Vishnou est alors le signal d’un surgissement de la terre au-delà des premiers avènements. Krishna indique le passage du monde obscur de la conscience endormie vers l’éveil lumineux à la spiritualité.

Ce sont là toujours des postures signifiantes, qui tiennent un propos sans gratuité. Statues rituelles, inscrites dans la religiosité sans autre but que de faire mémoire d’un symbolisme efficient. La saveur ici traverse la sensation pour faire signe vers un avènement intérieur.

La statuaire est fermée par la répétition anonyme du sacré qu’elle vise, et l’adoration du dévot la dépasse, la réduit dans la permanence du contact qu’elle permet, alors que luimême est affecté par la mobilité des rares moments de disponibilité qui le traversent. Car la statue est pour lui le point d’ancrage, de stabilité, de fermeté, d’équilibre où il se ressource et voudrait se fixer.

D’évidence, il est sur ce point peu de mesure commune entre la représentation de Krishna comme montagne, au Govardhan, objet d’un culte fervent en plusieurs de ses endroits, mais qui est perçue tout entière comme le corps du Dieu, et les petites mûrtis de culte domestique coulées dans les cinq métaux sacrés ou les shâlagrâma, ces pierres noires et lisses que l’on promène aussi avec soi, soigneusement emballées dans un chiffon ocre pour leur rendre l’hommage dont on leur est redevable. Ces dernières ne sont pas vues stables dans leur forme (souvent oblongue), mais dans leur être, dont la divinité emplit chaque partie élémentaire.

Car l’oeil qui se ravit de la forme – on ne peut compter les livres qui se complaisent à décrire la beauté suave des sourcils ou des mains du Bien-Aimé, ou la vibration d’appel du frappement de ses pieds – vise en réalité un être de transcendance, dont l’apparence fait seulement rappel.

Le comble de cette recherche de la stabilité dans la multiplicité des apparences est sans doute atteint dans les svarûpa, ces formes vivantes que représentent les jeunes garçons qui dansent la vie de Krishna. D’adorateurs consacrés, ils deviennent figures, statues divines, se figeant en postures auxquelles on rend un culte.

Ce jeu des formes nous rappelle que doit se constituer essentiellement un dialogue d’équilibre entre l’absolue stabilité de l’Un-Etre éternel, et la dialectique dynamique qu’il entretient avec ses manifestations. Le dévot entre dans le jeu d’accomplissement dans le Soi et de recul du goûteur dont le plaisir se complait à des harmonisations diverses.

Shiva se prête éminemment à cette aventure d’amour, par la multiplicité même des formes par lesquelles il chemine, et par l’appel au confondement que suggère la transfiguration signifiée dans le poème d’amour que lui consacre Stavacintâmani. L’équilibre s’y gagne dans la « compénétration au Seigneur », par la voie abrupte du coeur à coeur.

Shiva, plus que Vishnou donc, se complaît au jeu du multiple. Et c’est lui essentiellement qui exprime ces dialogues dans la danse. Il suscite par elle en nous cette « émotion esthétique qui naît de l’accord de l’âme avec le mode permanent, donc par empathie (sâdhârana) et re-création de l’imagination », qui permet de savourer « par une expérience unifiée et mystique ».

La danse, plus qu’aucune autre attitude, est l’occasion d’exprimer la totalité divine, et s’il est trois types de danses essentielles pour Shiva, celle où il rend compte de soi par excellence, soulevant les voiles de l’illusion qui faisait paraître vrai ce monde, est la danse nadânta, celle qui le fait reconnaître comme le Maître de la danse, Natarajâ devant l’assemblée des Dieux qui siège au centre de l’univers.

Revue Française de Yoga, n°4, « Equilibres sur les pieds », 1991, pp. 177-186.

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