De la dispersion de la conscience à l’état d’unité selon les textes fondateurs du yoga
Publié le 10 juin 2004
Le yoga permet à ses adeptes d’extérioriser des facultés jusqu’ici enfouies au plus profond d’eux-mêmes. Ce dévoilement conduit à un état de stabilité et d’unité qui, en permettant d’acquérir une vraie lucidité sur la réalité, s’apparente à une véritable libération de l’être humain.
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NIVEAUX ET ÉTATS PSYCHIQUES SELON LA TRADITION DU YOGA
Avant d’analyser certains éléments caractéristiques des textes, nous aimerions d’emblée montrer comment le psychisme est défini dans cette tradition: il est dit selon le commentaire que Vyâsa fait des Yoga Sûtra de Patanjali, que le psychisme opère essentiellement à cinq niveaux qui, du plus perturbé au psychisme pacifié, sont les suivants :
La plupart du temps, sa manière d’agir est telle qu’on n’en a pratiquement pas conscience, car il est tiraillé en tous sens par des perceptions et des sensations multiples, car les idées tournoient sans cesse. Dans cette situation, prendre une décision est quasiment impossible, ce qui peut être hautement insupportable et perturbant; les textes disent que le psychisme ressemble alors à un singe saoûl et, pire, qui en plus serait piqué par une abeille, ce qui traduit bien un état d’agitation désordonnée. En sanskrit cette manière d’être s’appelle kshipta qui se traduit par dispersion.
Il y a une autre situation, considérée comme un peu meilleure que la précédente appelée mudha, que l’on pourrait traduire par lourdeur, inertie, situation qui pourrait être comparée à la condition éteinte, endormie et lourde du buffle; dans cette situation, il n’y a pratiquement aucune envie d’agir, ou d’observer ou dé réagir: donc pas de curiosité ni de témoignage d’intérêt pour quoi que ce soit. (Le verbe muh a le sens de être confus, comme sidéré.) Cet état, parfois temporaire, peut être induit par un manque de sommeil ou un surmenage ou encore être dû à une suralimentation ou à la prise de drogues ; mais ce peut être aussi une caractéristique particulière habituelle d’un individu qui réagirait fortement à tout évènement triste qui l’atteint comme par exemple la perte d’un être cher ou l’échec dans la tentative de réaliser ce qu’il aurait souhaité, ou toute autre cause le secouant émotionnellement.
Une troisième caractéristique du psychisme dans sa façon de fonctionner s’appelle vikshipta: cela correspond encore à un état de distraction, mais beaucoup moins prononcé qu’à la première phase décrite, et surtout caractérisé par une prise de conscience d’un malaise qui, jusque-là, était absente. Se rendre compte que quelque chose ne va pas est le premier pas indispensable pour chercher une solution valable ; et, à ce stade, une lecture, la rencontre avec quelqu’un qui semblera pouvoir apporter une réponse, vont être l’élément déclenchant d’un engagement dans une voie ou une autre selon notre nature: c’est souvent alors que l’expression connue «quand l’élève est prêt, le maître arrive» se justifie. Il ne s’agit bien sûr pas d’un miracle, mais de la fin d’un aveuglement qui empêchait de reconnaître des difficultés; et il est évident que rien ne peut progresser tant que l’on nie la réalité de problèmes patents.
La quatrième manière d’agir du psychisme se nomme ekagrata, c’est-à-dire un esprit qui a la ferme intention de ne poursuivre -qu’un seul but, sans se laisser distraire: cela implique avoir déjà acquis une lucidité sans faille et un bon pouvoir de discrimination pour progresser efficacement dans la direction choisie et cela veut dire aussi que les distractions habituelles n’ont plus de prise sur le comportement. En fait, le yoga va tout simplement créer les conditions favorables pour que l’esprit devienne un instrument parfaitement adapté à l’action, et, ceci, grâce aux moyens proposés qui sont en particulier la pratique d’âsana, la régulation du souffle, le détachement dans toutes les actions, y compris celles qui recherchent la sagesse, l’abandon total de tout désir de récompense…
Lorsque 1′ ekagrata se développe et devient une façon naturelle de percevoir et d’agir, il culmine dans ce qu’on appelle l’état de nirodha, état dans lequel il y a unité entre le psychisme et l’objet auquel il s’intéresse, comme s’ils avaient fusionné; on peut assimiler cette phase à samâdhi, c’est-à-dire à un état de concentration si profonde sur l’objet d’ observation que la notion même de l’identité de l’observateur s’efface et seul l’objet existe. Le terme rudh indique l’idée qu’on est enveloppé par un intérêt particulier et ni signifie l’intensité de cette emprise: à ce moment-là, l’esprit fonctionne sans aucune distraction pouvant entraver son action. Le mot nirodha veut dire aussi «restriction» et ici non pas dans le sens d’empêchement mais dans le sens d’une implication tellement intense qu’elle permettra une totale absorption empêchant toute infiltration extérieure; on peut donc dire que l’absorption sera totale et complète.
Les cinq modalités du mental étant définies, la cinquième modalité me permet de faire une transition tout à fait logique avec la définition du mot yoga donnée dans le premier chapitre des YS puisque le mot que nous venons de définir, à savoir nirodha y est retrouvé
LES YOGA SÛTRA
Dans le premier chapitre, le deuxième sûtra dit «yogah citta vritti nirodhah » ce que l’on traduit par: le yoga, c’est l’arrêt de l’activité dispersée du mental; là le terme nirodha est employé dans le sens d’extinction, de restriction quant à une certaine modalité de fonctionnement du mental et qui aboutirait à canaliser les processus mentaux et émotionnels, à apaiser les turbulences jusqu’au moment où leur activité désordonnée et prédominante cesse d’être un écran qui voile l’état fondamental de « témoin» présent en chacun de nous.
Si cela est réalisé, dit le sûtra suivant, alors l’âtman ou le témoin est établi dans sa forme propre; autrement, poursuit le sûtra suivant, il y aura identification de ce témoin avec l’agitation du mental. Le verbe vrit veut dire tourner, tourbillonner, ce qui symbolise bien cette image d’un mental, d’une conscience totalement dispersée et perturbée, et qui, de ce fait, est dans l’impossibilité de «voir» les choses telles qu’elles sont réellement. On retrouvera plusieurs fois dans le texte cette image du mental et du rôle qu’il va jouer selon son degré de transparence: ainsi, je citerai le sûtra 41 du premier chapitre dont le sens est le suivant: le sûtra précédent avait montré que grâce à différents moyens mis en jeu pour surmonter un certain nombre d’obstacles intérieurs (comme par exemple des méditations ou encore des exercices respiratoires) apparaissait un état de grande sérénité, d’intuition profonde appelé samapatti; en cet état de réceptivité parfaite, Patanjali dit que le sujet perçoit les qualités intrinsèques des objets comme le fait un cristal de bonne qualité lorsqu’il est immobile. Cette comparaison est courante en philosophie indienne: elle montre que lorsqu’un cristal (ou un diamant) est immobile, il reflète fidèlement la couleur du support sur lequel il est posé; mais si on le remue, il diffuse toutes les couleurs du prisme et masque la couleur du support. En langage clair, cela fait allusion à ceci: l’homme ordinaire est comme un cristal agité, la réalité lui paraît multiforme, fantasmagorique (attirante peut-être, mais déstabilisante) et dans cette situation il ne peut pas percevoir la vraie nature des choses; lorsque par contre, les agitations cessent, les choses lui apparaîtront telles qu’elles sont réellement.
Revenons à la notion d’identification évoquée en tant que conséquence de l’absence d’atténuation des manifestations dispersées du mental et essayons de préciser cette pensée: elle fait allusion au fait que l’on a tendance en général à se définir en décrivant et en s’attachant à des aspects éminemment changeants de notre personne. Cet attachement explique la souffrance ressentie lors des changements inéluctables qui, avec le temps, vont se produire. La Taïttirya Upanishad décrit bien ces différents « revêtements » appelés kosha. Ils sont au nombre de cinq, du plus grossier au plus subtil ils se nomment:
– Annamayakosha: le revêtement fait de nourriture, ce qui désigne ce qui, en nous, est le plus dense et le plus pesant, notre corps, que nous avons en commun avec les minéraux, puisque cet élément est constitué de matière. C’est lui qui redeviendra inerte quand le souffle de vie l’aura quitté. Il est évident que ce corps revêt des aspects différents selon les individus et qu’il subira d’inéluctables changements au cours du temps; on comprendra combien de souffrances il peut susciter si l’on s’est attaché à une certaine forme et que celle-ci a disparu!
– Prânâmâyakosha: le revêtement énergétique, celui qui nous anime, le souffle de vie, Prânâ, en relation avec l’air que l’on respire, bien sûr, mais aussi avec la qualité de la nourriture que l’on absorbe, et aussi avec la fluidité de tous les métabolismes qui confèrent à l’organisme une certaine quantité et qualité énergétiques. S’identifier là aussi à cette plus ou moins grande résistance physique ne peut être que source de souffrance: la sagesse consisterait à accepter ce qui caractérise chacun d’entre nous dans ce domaine et à adapter son mode de vie à ces caractéristiques tout en cherchant, bien sûr si cela est possible, comment améliorer ces potentialités.
– Manomayakosha: le revêtement fait de mental, celui qui fait que nous percevons les évènements extérieurs selon notre nature; celle-ci a été forgée par différents conditionnements en relation avec notre éducation, avec les habitudes familiales et sociales, avec aussi les conceptions généralement admises dans la société qui est la nôtre: cette façon subjective de « voir» va forcement se heurter avec d’autres points de vue, ce qui est aussi source de souffrance. L’idéal, pour supprimer ce mal-être, serait de parvenir à observer chaque situation comme neuve, sans introduire cette réaction courante du « déjà vu » avec son corollaire qui incite à comparer.
– Vijnânamayakosha: le revêtement fait d’une qualité particulière d’intelligence dans le sens de compréhension totale et profonde des choses observées, intelligence pure, dénuée le plus possible de subjectivité, de celle qui, dirons-nous «voit sans penser» c’est-à-dire sans surajouter son jugement. On constate dans cette progression combien on acquiert de plus en plus de lucidité, de faculté d’accepter ce qui est et de lâcher prise, qualités qui, à l’évidence vont contribuer à s’établir dans un état de grande stabilité et de tranquillité sereine.
– Anandamayakosha: le dernier revêtement, celui fait de béatitude : arriver à ce stade de compréhension explique que l’on s’installe dans une situation de grande Joie, indépendante des évènements extérieurs, donc une joie tout à fait objective et de qualité. Ce n’est pas encore la totale libération mais l’être arrivé à ce stade de discrimination s’en approche sûrement.
Cette façon de s’identifier aux différents revêtements qui nous définissent n’est pas la seule source de souffrances : le texte des yoga sutra définissent d’autres obstacles sur le chemin vers la libération finale. Il s’agit d’obstacles dits intérieurs (il est ici fait allusion à des obstacles d’ordre psychologique) ; ils sont décrits au premier chapitre sutra 30 et suivants qui vont décrire en outre les symptômes fréquemment retrouvés quand on est sous l’emprise de l’un ou l’autre de ces freins et aussi quels seront les moyens proposés pour les résoudre. »
Revue Française de Yoga, n°29, De la relation corps-esprit, janvier 2004, pp. 281-295