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De l’ab-sens au sens de la vie : une lecture des Yoga-Sûtra

Publié le 24 août 2005

Les récents chiffres sur le suicide semblent révéler la cruelle absence de sens de certaines existences, ce qu’ont exprimé au cours du second XXe siècle les philosophies de l’absurde. Rendre un sens à la vie, c’est alors être à l’écoute de son monde intérieur, notamment grâce aux bienfaits de l’assise yoguique.

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Une enquête de la Sofres, publiée en Janvier 2000, nous apprend que huit millions et demi de Français ont déjà « sérieusement envisagé » de se supprimer. Ainsi, chaque jour, statistiquement, vous croisez plusieurs candidat(e)s à la tentative de suicide. Certains passent à l’acte et tentent de se suicider, puisqu’aussi bien il y a maintenant un « mode d’emploi » : ils sont 160 000 chaque année. Cela vous paraît peu en comparaison. Détrompez-vous. C’est un geste mortifère toutes les trois minutes. Quant au « taux de réussite », il semble léger, à tout le moins très supportable : 12 000 par an, soit un suicide toutes les 43 minutes. Quand vous aurez fini ce chapitre, que vous lisez attentivement, il y aura un Français de moins. Par désespoir.

Dans quel sens va la vie que nous nous laissons faire ?

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LE SENS DE LA VIE EN QUESTION

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Il n’est pas étonnant que les philosophies de l’absurde aient émergé au lendemain de la seconde guerre mondiale. Deux conflits si fous, si meurtriers, en moins de trente ans, donnaient en effet à croire que l’homme avait perdu la tête. Et que le Créateur avait déserté sa création. La création artistique elle-même n’y échappa point. À un critique d’art qui lui demandait: « Qu’est-ce que vos tableaux veulent dire ? », Picasso répondit: « Regardez par la fenêtre. Quel sens ont l’oiseau, l’arbre, le soleil ? Si l’existence n’a pas de sens, pourquoi mes tableaux devraient-ils en avoir un ? » Boutade peut-être. Mais boutade pleine de … sens ! Car un monde sans oiseau, sans arbre et sans soleil eut été un monde sans Picasso.

Arrêtons-nous un instant sur le mot « absurde ». Quel est son sens profond ? En latin, « absurdus » signifie « totalement sourd ». Dire que quelque chose est absurde, c’est donc sous-entendre qu’on n’a pas l’intention d’entendre. Qu’on n’y entend rien et qu’on n’a nullement envie de faire l’effort d’y comprendre quelque chose. C’est se fermer. Se rendre sourd. Complètement sourd. « Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre » dit justement la sagesse populaire.

Nous serions donc devenus « sourds au monde » qui est le nôtre, à ses racines, à ses rythmes, à ses équilibres, à ses cycles. Il y a du vrai là-dedans, la langue nous le montre : « j’ai perdu le nord », « je suis déboussolée », « je vis à côté de mes baskets »…

Comment nous remettre « à l’écoute du monde » ? Comment retrouver « le sens de la vie » qui nous habite ? Pour le yoga, et depuis des millénaires, les choses sont claires. Il faut, en tout premier lieu, car tout part de là, nous remettre à l’écoute de notre monde intérieur. Il faut habiter ce corps où loge notre vie. Il faut rendre à nos sens toute leur richesse de perception. Car notre absence au monde, c’est d’abord une ab-sens, un éloignement de notre sensorialité ayant pour conséquence un règne sans partage du mental. Et, l’étymologie le dit, quand tout devient mental, tout devient mentir. Et pour qui se trouve dans cet état de « congestion cérébrale », le pire est qu’il ne s’en rend même plus compte.

Les « tourbillons du mental » (vritti) font partie intégrante de notre nature humaine. À toutes les époques, ils ont constitué un obstacle majeur sur la voie de l’unité. Loin d’y remédier, l’évolution actuelle de nos sociétés n’a fait, jusqu’à présent, qu’accélérer ce phénomène d’émiettement, qui va jusqu’à l’atomisation de l’être. Pacifier le mental, trouver les passages menant au-delà des tourbillons, revenir à l’être profond, source de notre joie de vivre, tel est le grand projet du Yoga, ainsi qu’il ressort des Yoga-Sûtra de Patanjali.

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UN SENS SECRET AU COEUR DU YOGA

S’il ne l’a pas inventé – car même certains animaux savent se poser sur leur séant – l’homme a perfectionné le plaisir de s’asseoir et le yoga en a fait un art et une science de haute valeur spirituelle: l’assise ou âsana.

Ouvrons donc les Yoga-Sûtra de Patanjali au chapitre deuxième, quarante sixième aphorisme. Qu’y trouvons-nous ? Une brève, une éblouissante définition de la posture, et singulièrement de la posture assise, point d’aboutissement du travail postural en yoga. Un coup de génie, où tout est dit, ou plus exactement suggéré, de l’art si subtil de se poser :

Sthira sukham âsanam

« L’assise est stabilité et bien-être »

Ou comme le traduisait Gérard Blitz, avec un vrai bonheur d’expression : « Être fermement établi dans un espace heureux ».

L’assise heureuse est celle qui nous libère de toute tension. C’est alors, et alors seulement, que nous pouvons nous rendre présent à la présence. La plupart du temps, nous sommes « ailleurs », tiré à hue et à dia.

Encore un pas – si l’on peut dire, puisque nous sommes assis – et voici le quarante septième aphorisme. Peut-être l’un des plus mystérieux des 196 sûtra qui composent l’ouvrage de Patanjali. Peut-être aussi le coeur secret du message, puisqu’il est exactement placé au centre même du texte:

Prayatna saithilya ananta samâpattibhyâm.

« Grâce au relâchement de l’effort volontaire et
à la contemplation de l’infini. »

Chaque mot, ici, revêt une importance extrême. Prayatna, c’est notre habitude de faire des efforts, beaucoup d’efforts, d’être tendu vers un but, de travailler « dur ». À la suite de quoi, nous-même devenons « dur »… Saithilya, c’est le lâcher-prise, le relâchement des tensions, l’art de se relaxer, de cesser de « mettre la pression » (nous en sommes loin ces années-ci !). L’absorption dans. Quant à ananta, il a fait couler beaucoup d’encre aux nombreux commentateurs des Yoga-Sûtra. En tant que substantif, il désigne l’Infini, Dieu, l’Absolu. Mais c’est aussi un des noms du serpent divin sur les spires duquel repose Vishnou durant un cycle cosmique. Or, les Indiens tiennent Patanjali pour un « avatar » de ce serpent. C’est donc lui aussi qu’on invoque à travers ananta. En tout état de cause, c’est le versant spirituel de la posture, l’ouverture à la part d’infini qui nous habite.

Cet aphorisme est la clé de toute pratique yoguique, qu’elle touche au corps, au psychisme ou à l’esprit (et l’on sait que pour le yoga, tout est pris en compte). Nous sommes ici très proches de ce que le Bouddha appelle d’un terme paradoxal « le vainqueur de courant », dans son célèbre sûtra du Diamant. « Vainqueur de courant » est celui qui a cessé de se « battre » avec tout et d’abord avec lui-même, car l’ego se nourrit de la lutte. C’est celui qui dit « oui » à la vie, de tout son être, sans aucun « mais ».

Voilà la clé, en effet, qui soudain nous délivre de notre état « duel », de cette folie de duelliste où nous finissons par perdre la vie pour de bon, après l’avoir gâchée à nous-même et aux autres.

Yoga-Sûtra II. 48 Tato dvandva anbhighâtah.

« Alors les paires d’opposés ne nous assaillent plus. »

Ces fameuses « paires d’opposés », ce sont dans notre tradition grecque les « cruels dilemmes » dans lesquels nous nous enfermons : le bien / le mal, le plaisir / la douleur, le gain / la perte, l’amour / la haine etc. Lorsqu’on habite l’infini, le monde de la fragmentation n’a plus d’emprise sur nous. Nous voici réunifié. C’est bien là le but, lentement, patiemment, amoureusement recherché par le yoga.

(…)

Revue Française de Yoga, n° 23, « Le sens de la vie », janvier 2001, pp. 309-319

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