Le Monde du Yoga

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De l’assise profane à l’assise sacrée : l’assise comme symbole

par Jean Marchal | Publié le 30 août 2005 |

Au trône dans sa dimension terrestre est toujours associée une certaine autorité, qu’elle soit politique, sociale ou spirituelle. Dans sa dimension céleste, le trône symbolise l’accueil que fait l’Homme au divin en son cœur, ce qui se retrouve dans l’assise bouddhique, bien éloignée du symbolisme du discobole grec.

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LE TRÔNE TERRESTRE

Dans le monde dit « profane », le siège est souvent un signe d’autorité : très spécialement le trône sur lequel le roi ou son représentant édictent les lois, en assurent l’exécution et rendent la justice. Ce siège royal représente alors les trois pouvoirs du politique: législatif, exécutif et judiciaire, indissociablement unifiés dans la personne du roi. Il en a reçu la mission divine lors du sacre solennel conféré par le pouvoir spirituel : pape ou évêque en Occident.

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Plus près de nous, le Saint Siège, le trône de Pierre, est signe et support de l’autorité reçue du Christ par Saint Pierre puis les papes ses successeurs, autorités spirituelle et temporelle représentées dans l’iconographie chrétienne par les deux clefs d’or et d’argent. « Je te remets les clefs du Royaume des cieux. Ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux » (St Matthieu, XVI, 19).

D’une façon plus générale, recevoir assis (ou sur un siège surélevé) un interlocuteur debout (ou assis plus bas) témoigne d’une autorité assumée pour le premier et reconnue par le second. La différence de niveau ainsi affirmée, confère à la rencontre une certaine solennité qui élimine trivialité ou vulgarité, et crée un cadre propice à favoriser l’efficacité du dialogue : qu’il s’agisse du supérieur hiérarchique et de son subordonné, du professeur et de l’élève ou du maître et du disciple. La marquise de Sévigné décrit ainsi une réunion de nobles femmes : « Madame de Richelieu est assise, et puis les dames selon leurs dignités les unes assises, les autres debout ». Ainsi, l’usage du siège respecte-t-il le dharma dont une définition simple est: une place pour chaque être, et chaque être à sa place. Par contre, l’ordre juste veut que dans une séance d’analyse ou de psychothérapie en face à face, les deux sièges soient identiques et au même niveau, témoignant d’un travail mené en commun sans prééminence du thérapeute.

LE TRÔNE CÉLESTE

Quittons maintenant le monde terrestre et les rapports de prééminence et d’autorité qui régissent sa pyramide hiérarchique, pour contempler le monde céleste et ce qu’y symbolise le trône dans les textes sacrés de différentes traditions.

Dans le christianisme, le trône est le siège du Divin se manifestant dans sa gloire. Dans le Credo, le Christ est dit « siéger à la droite du Père » après sa résurrection et son ascension. Dieu le Père ou le Christ sont souvent représentés dans l’imagerie chrétienne trônant de façon solennelle. Il en est de même pour la Vierge Marie, notamment dans les sculptures d’époque romane où d’innombrables effigies sculptées ou peintes la représentent assise sur un trône et tenant sur ses genoux, de face, l’enfant Jésus : image, nous le verrons plus loin, symbolisant le psychisme humain vierge de toute représentation, et pouvant alors « concevoir du Saint Esprit » le Verbe divin : concevoir pris ici dans les deux sens du terme (engendrer et imaginer).

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Pour l’ésotérisme islamique, le trône (el Arsh) est le support de la transcendance du principe divin et symbolise la manifestation informelle – nous dirions l’ensemble des archétypes célestes qui s’incarnent dans le monde formel : « Dans le trône se trouve la représentation de tout ce que Dieu a créé sur terre et dans la mer. Aucune créature ne peut regarder sa lumière éblouissante ». Selon le soufisme, chaque chose ou être créé considéré dans sa nature primordiale est le Trône de Dieu, très spécialement le coeur du contemplatif. L’ âme humaine affranchie des émotions et des pensées terrestres et tournée vers le céleste devient le Trône de Dieu. Elle s’identifie alors à cette catégorie d’anges les plus proches de la réalité divine et que l’on nomme « les trônes » dans le christianisme. Ces « trônes » constituent avec les séraphins et les chérubins la première des trois triades de créatures angéliques, et symbolisent en fait cette capacité de l’âme de devenir pure réceptivité au numen divin. Un des noms donnés à Allah dans le Coran est « le Seigneur du trône », ou « le Seigneur des cieux et de l’immense Trône, le maître du Trône ».

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L’ASSISE EN SILENCE COMME TRÔNE

La représentation du Bouddha assis en lotus nous renvoie à ce qui fonde toutes les civilisations orientales et extrême-orientales : l’investissement prioritaire de l’énergie psychique et corporelle dans la découverte de notre réalité ultime, c’est-à-dire l’entrée dans la plénitude et la béatitude d’une conscience débarrassée de ses parasites habituels que sont les pensées et les émotions, où nous pouvons éprouver « Je ne pense pas, donc je suis ».

Dans cette posture assise du Bouddha, l’immobilité totale du corps et l’extinction de toute impulsion au mouvement amènent progressivement (quelquefois brusquement) notre âme agitée et turbulente à devenir transparente à la transcendance de l’Esprit, renonçant à toute préoccupation existentielle.

Cette posture s’oppose en tous points à une autre attitude qui symbolise le moteur de tout le développement de la civilisation occidentale depuis le VIe siècle avant Jésus-Christ : celle du célèbre discobole du sculpteur grec Myron (V siècle avant Jésus-Christ).

Cette civilisation, dont le développement s’accélère de façon exponentielle du VIe siècle avant Jésus-Christ jusqu’à maintenant (où sa vitesse touche à la folie), est animée par une pensée toute entière orientée et tendue vers l’explication rationnelle du monde visible. Cette pensée hypertrophiée et progressivement affranchie de toute influence spirituelle, de toute référence à une intelligence transcendante, va engendrer la science matérialiste occidentale et le monde mécanisé, laïcisé, désacralisé et finalement autodestructeur où nous vivons actuellement.

Autant l’attitude du Bouddha en méditation, stable et totalement détendue, évoque l’installation de la conscience dans la paix et la lumière intérieure sans aucun but ni désir, autant celle du discobole en déséquilibre et tendu vers la performance (celle de lancer le disque toujours plus loin sans jamais se satisfaire du résultat) suggère le besoin pathologique et mortifère de l’Occidental d’aller toujours plus avant dans le déchiffrage des lois du monde matériel pour toujours plus le dominer et l’exploiter au profit de ses instincts animaux. Ainsi, son âme (son psychisme) se trouve-t-elle toujours plus étroitement asservie aux redoutables forces de la matière qu’il prétend dominer, avec toutes les conséquences que cette fin de siècle étale sous nos yeux, année après année de façon de plus en plus évidente sans que nous n’y voyions rien.

Cette recherche jamais assouvie de la connaissance de la matière contraste de façon saisissante avec cette plongée dans le mystère de la profondeur intérieure que suggère l’image du Bouddha en lotus. Ici, l’assise méditative rend dérisoire la quête sans fin de la découverte et de l’exploit qui anime, ou plutôt possède l’âme du chercheur occidental.

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Revue Française de Yoga, n° 22, « Postures de l’assise », pp. 69-94

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