Deux épanchements d’amour : amour de dieu, amour humain
Publié le 28 mai 2004
Frère Joël rapproche trois expériences qui permettent de témoigner de l’étroite imbrication entre le corps et l’esprit humains ; selon lui, ces expériences présentent un trait commun : l’amour. Si l’amour est le fondement du lien conjugal, il se trouve également au cœur de la respiration et de la prière.
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La conscience respiratoire
Le corps est pour moi un espace de silence et de paix où le coeur de Dieu vit dans mon coeur d’homme, c’est du moins ma croyance.
Le corps de l’homme représente une étape décisive dans l’ évolution de la création. Il se dresse laborieusement debout, passant de l’horizontale à la verticale, comme pour émerger du flux du temps et des contingences de l’histoire. Il rassemble sur le même axe de vie les trois centres de gravité que sont le bassin, le thorax et la tête. L’assise que vous pratiquez assidûment dit symboliquement sa vocation de lien entre le ciel et la terre, entre la matière et l’esprit.
Vivre de l’esprit dans mon corps, c’est d’abord lui reconnaître sa juste valeur, c’est le respecter infiniment. Respecter mon corps et tout autant le corps de l’autre, le corps des autres.
Le corps est un espace de vie toujours dynamique, toujours orienté à la fois vers l’extérieur, vers l’événement, vers l’autre, et simultanément vers l’intérieur, vers l’avènement de lui-même à lui-même. La plus grande extension de l’être n’ a de sens qu’à partir d’un enracinement profond en son centre, selon Durckheim ; l’homme ne se construit-il pas par son centre?
C’est aussi le message que nous donne saint Benoît lorsqu’il nous parle du silence et de la discrétion: « Après l’oeuvre de Dieu (c’est-à-dire l’office divin), tous les frères sortiront dans un profond silence (chap. 52). Tout se fera avec une extrême gravité et une parfaite retenue (chap. 42).» Après l’office divin, le moine essaie de garder le silence intérieur en lequel s’est déroulée la liturgie qui vient de s’achever, pour que la présence de Dieu se déploie librement dans son coeur.
En tant que chantre, j’ai eu l’occasion de travailler la respiration, j’ai repris conscience de mon corps, de ses richesses et de ses limites; ce labeur quotidien a contribué à façonner en moi, à travers la mémoire du passé, l’ouverture au présent et les projets sur l’avenir. Mon corps est soumis à l’épreuve de la durée comme aussi à la jeunesse de l’éternité. La respiration me le rappelle.
L’acte fondamental de la vie est en effet la respiration, à la fois phénomène physiologique essentiel à la vie du corps en général, et du système nerveux en particulier, et en même temps fonction de notre corps bénéficiant d’un double « pilotage»: involontaire et volontaire. Le profond respect des lois de la respiration nous permet d’expérimenter notre humanité corps-esprit dans sa diversité et son unité analogique avec notre Dieu Trinité, Trois-en-Un. Pour qui le vit attentivement, c’est ce qu’exprime et imprime le signe de la Croix tracé sur le corps du chrétien.
J’ai découvert aussi que la respiration était organique, consciente, et qu’elle pouvait être aussi le symbole d’une vie supérieure.
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La fonction respiratoire porte en elle-même la marque de la gratuité, non seulement parce que l’air que nous respirons est jusqu’à aujourd’hui gratuit, mais surtout parce que respirer, c’est recevoir et c’est donner, c’est recevoir pour donner. Elle est beaucoup – plus qu’une fonction, elle est un signe.
L’inspiration et l’expiration trouvent là leur symbolisme le plus riche. L’inspiration tourne l’être vers lui-même, l’expiration vers l’autre : nous retrouvons le double dynamisme qui caractérise le vivant et qu’exprime tout amour.
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Qu’est-ce que prier ? Prier, c’est parler à Dieu de Dieu. La prière est un dialogue d’amour entre la créature que je suis et le Créateur qui m’a créé. «Ta prière est un entretien avec Dieu, dit saint Augustin. Quand tu lis c’est Dieu qui te parle; quand tu pries c’est avec Dieu que tu parles.» (Oratio tua est locutio ad Deum, 85,7.)
L’oeuvre de l’Esprit est de concilier en notre coeur la parole de Dieu et la parole de l’homme. La prière, qui est ouverture du coeur de l’homme au coeur de Dieu, exprime la profonde cohérence de l’Esprit au service d’une liberté en devenir: c’est un acte d’amour qui prépare un enfantement. «Toute la création jusqu’à ce Jour gémit en travail d’enfantement.» (Romains 8,22). L’Esprit nous ouvre à la communion en l’autre: il nous donne dans le Christ les paroles du Père et les liens de charité avec nos frères.
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La prière qui plaît au Seigneur est la prière du pauvre : les mains ouvertes devant toi, je t’offre les mots, les paroles de mon cœur comme l’écho de ta parole de vie. C’est toi qui me les as donnés gratuitement, je te les rends gratuitement. « Vers toi Seigneur, j’élève mon âme, vers toi mon Dieu (Psaume 24,1).
La prière du pauvre attire le coeur de Dieu et construit l’Église. Elle édifie, parce qu’elle est l’élan spirituel d’un coeur qui est tout pour l’Église et qui n’est rien aux yeux des hommes.
Si je repousse délibérément l’élan du coeur, l’épanchement de l’amour, le cri élémentaire du pauvre que je suis, je risque de réduire la pensée, le coeur et l’agir chrétiens à une pure rationalité, à une absence de sentiments, à un ensemble d’observances.
Il faut une longue patience pour ne pas se décourager, pour devenir vraiment et spirituellement pauvre, un pauvre de Dieu, dont la louange progresse de plus en plus, indéfiniment.
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Ce qui régit psychologiquement toutes les relations humaines est ce que l’on peut appeler la question de l’altérité : est-ce que j’accepte ou est-ce que je refuse que tu sois autre que moi, totalement autre que moi ? La relation conjugale est un cas particulier, mais combien important, de ces relations humaines.
Elle se caractérise par: une relation d’amour entre deux personnes sexuellement différentes ; une distance entre deux coeurs, qui s’abolit par amour de l’autre; une vie commune; un désir fondamental, constant et renouvelé, d’aimer l’autre dans un don de soi; l’accueil des enfants, fruits de l’amour partagé.
À la base du mariage il y a le désir de partager avec l’autre, de se donner totalement à l’autre. La relation d’amour est toujours, à ses débuts, au temps des fiançailles, orientée positivement: les coeurs s’appellent l’un l’autre de façon mystérieuse, attirés par un attrait puissant du coeur, de l’esprit, de l’âme, du corps. L’esprit et le corps des deux tendent à devenir un seul coeur: c’est l’amour -fusion.
Peu à peu, il arrive que le couple rencontre des difficultés, que la relation d’amour qui paraissait si évidente au début le devienne beaucoup moins. Est-ce la maladie, le fait du vieillissement, l’habitude… ? Des qui-pro-quo vont s’instaurer inconsciemment: on ne se dit pas, ou on ne se dit plus les choses essentielles, ce que l’on vit au quotidien. Un silence se crée, pas méchant, mais on perd le goût de se dire à l’autre: on ne court plus ce risque, et puis l’on connaît tellement les réactions de son conjoint… Pourquoi de tels silences, préludes de grandes souffrances?
Sans bruit, ils vont inconsciemment diverger l’un par rapport à l’autre, chacun se reployant sur ses centres d’intérêt: lui, vers son métier, ses relations sociales, tourné qu’il est vers l’extérieur; elle, vers la relation d’amour et la tendresse, la création de la vie, l’éducation des enfants – ceci est très caricatural. Et tous les deux s’installent dans des comportements stéréotypés, où va jouer encore la complémentarité époux-épouse: il faut bien que la vie soit quand. même vivable. Voici que l’esprit et le corps ne sont plus un seul J cour. Ils ne sont déjà plus en accord.
L’altérité permet de comprendre, selon ma modeste expérience, à la fois tous les couples heureux et tous les couples malheureux:
Un couple heureux est un couple où chacun est parfaitement à sa place dans la relation conjugale ; où les meilleures intentions ont été purifiées par l’épreuve de la durée et la réalité du pardon; où les complémentarités et les complicités se sont développées, de sorte que le coeur de l’un est toujours compris par le coeur de l’autre, car il vit dans le coeur de l’autre. Et l’on peut affirmer infailliblement qu’ils se rencontrent pour se dire leur amour.
Un couple malheureux est un couple où l’altérité joue en sens inverse: (inconsciemment, je n’accepte pas que tu sois autre que moi, c’est moi qui ai raison et qui par conséquent suis la référence de tout)…; où l’un occupe, parfois sans s’en rendre compte 80 % du champ et en laisse 20 % à l’autre; où l’amour a fait place à la peur, parce qu’ils ne se rencontrent pas suffisamment. La peur engendrant la peur, les comportements de jalousie, de colère, de soupçon d’agressivité, de domination de l’autre ou d’indifférence affectée sont présents. La tendresse et le pardon – sans lesquels il n’y a pas d’amour possible – ont disparu : ils ne se disent plus leur amour.
On le voit, pour un couple, la croix du Christ c’est l’altérité, à la fois souffrance et chance.
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Revue Française de Yoga, De la relation corps-esprit, n°29, janvier 2004, p. 187-208