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Devî ou l’hindouisme revisité par Satyajit Ray

Publié le 21 juin 2005

Dans Devî (1960), Satyajit Ray semble prôner une certaine modernisation de la société indienne tout en soulignant sa difficulté du fait des fortes traditions religieuses qui constituent l’identité de l’Inde. Le personnage de Doyamoyee représente bien, à travers la condition de la femme, ces contradictions et ces dangers.

« En effet, d’une part Ray ne s’intéressait absolument pas aux thèmes dits « populaires » de l’industrie de Madras ou de Bombay ; et d’autre part il traitait la réalité sociale ou religieuse avec une finesse, une subjectivité, une liberté qui choquaient et lui attira bien des critiques des milieux bourgeois et des médias nationaux. Cela est particulièrement vrai de Devî, « la Déesse », qui pose un regard critique sur les formes traditionnelles de la dévotion hindoue dans la deuxième moitié du xixe siècle, au moment où des idées nouvelles, venues d’Occident, la mettent en question. Afin de mieux comprendre les enjeux du traitement d’un tel sujet, pour un cinéaste aussi « engagé » que Ray, il faut remonter à ce moment d’hésitation profonde, où l’Inde prend conscience qu’elle est l’héritière privilégiée d’une sagesse magnifique, mais où, se regardant elle-même avec les yeux de l’étranger, elle se trouve décadente, arriérée, superstitieuse. »

LA RENAISSANCE BENGALIE

« Dans ces conditions, il n’était guère d’autre espace que l’hindouisme pour exprimer une certaine forme d’unité et une conscience commune. Les cultes et les courants en sont pourtant extrêmement divers ; des divinités locales existent presque partout, avec leurs personnels et leurs liturgies originales ; les temples, du fait en particulier des donations qui les font vivre, sont sous le contrôle de groupes différents d’une région à l’autre. Mais au-delà de cette fragmentation, les croyances, les rites domestiques, la définition des devoirs et des vocations forment un socle implicite de doctrines partagées, un maillage transversal qui recouvre en partie les différences, surtout lorsqu’il s’agit de faire front ensemble contre d’autres communautés religieuses, l’islam ou le christianisme, et contre l’étranger colonisateur. »

RABINDRANATH TAGORE: L’INSPIRATEUR DE SATYAJIT RAY

« Naturellement, on ne peut évoquer ce courant sans citer le nom de Rabindranath Tagore (1861-1941), petit-fils et fils des réformateurs bengalis, qui deviendra lui-même chef du Brahmo Samaj originel. Dès l’adolescence, il est hanté par le projet d’une resurrection de l’hindouisme dans le sens d’une éthique hindoue capable de répondre au défi imposé par l’Occident. Ses convictions nationalistes sont très fontes. Elles correspondent à l’esprit de son temps, car il ne faut pas oublier que, du moment où fut proclamé le Raj britannique, les Indiens eurent le désir ardent de leur indépendance, et cet objectif réorganise différemment des générations précédentes les problématiques religieuses : la religion, si tant est qu’elle puisse s’épurer et accepter les réinterprétations, doit constituer l’un des socles de l’identité nationale. Pour cela, Tagore élabore un universalisme opposé au système des castes et aux factions philosophiques qui se sont peu à peu déclarées au sein du Brahmo Samaj, un théisme néo-védântin qui se veut rationnel, anti-affectif, anti-obscurantiste. »

L’HINDOUISME DE DEVI: ENTRE TRADITION ET MODERNITÉ

« Compte-tenu de ses antécédents familiaux, on ne s’étonnera donc pas de voir Satyajit Ray s’intéresser au réformisme hindou, tel qu’il fut exposé par un milieu d’intellectuels, principalement bengalis, plutôt anglophiles en ce sens qu’ils créditaient les Anglais d’une puissante culture, et très nationalistes puisqu’ils étaient prêts à utiliser les canaux de cette culture étrangère si cela pouvait servir leur but, la libération de l’Inde et le rayonnement de sa civilisation spirituelle. Seulement, pour que l’hindouisme devienne une force réellement « moderne », il y avait fort à faire en matière d’éducation, d’émancipation de la femme, d’intégration des intouchables, d’éradication de la violence religieuse, entre autres dans les cultes d’inspiration shaktique… (…) Tous ces éléments : un monde qui finit, la puissance d’une culture étrangère, la force mystérieuse du féminin se retrouvent dans Devî, qui date de 1960, mais englobé dans une question plus vaste, qui court tout le long du film, celle de l’hindouisme traditionnel et de sa possible adaptation à la modernité. »

« Satyajit Ray a voulu raconter ici à la fois une histoire privée, une sorte de « roman familial » à la Freud, et une histoire publique ou collective, qui est le moment du passage entre tradition et modernité. Seulement il le fait à sa manière propre, en laissant au récit la multiplicité de ses niveaux, qui permet les interprétations. L’image est frémissante, apte à saisir la continuelle ambiguïté des êtres, particulièrement chez Doyamoyee, traversée par la question de l’identité : être soi, être une déesse ? être soumise comme femme, être adorée comme Kalî ? être désirée parce que désirable et être l’image limpide de l’épouse fidèle ? être enfant avec Khoka, femme avec les hommes de sa famille et Mère de tout le village? Toutes ces questions que nous pouvons nous poser en spectateurs occidentaux ne sont même pas formalisées par le cinéaste, ce qui les rend d’autant plus fortes. Présentes à l’état latent, elles demeurent en toile de fond du drame, exprimant les polarités de l’âme indienne sur la question du féminin. »

POURQUOI LES INDIENS AIMENT LE CINÉMA

« L’hindouisme a été étroitement solidaire du développement du culte des images divines : « La représentation du dieu par l’image est au cour de l’hindouisme quotidien » (3). Toute pûjâ, tout rite d’adoration, suppose la représentation précise, mentale ou matérielle, de son destinataire. Les différentes sortes d’icônes faisaient l’objet de codifications détaillées et obligatoires, et des textes destinés aux iconographes attitrés des temples définissaient les canons classiques, qui devaient respecter des proportions soigneusement calculées, un arrangement de gestes, d’attitudes et de traits des visages qui exprimaient l’une des tonalités classiques de la gamme des sentiments pouvant déclencher une émotion religieuse : la colère, l’amour, la sérénité, etc. »

« C’est dans ce contexte d’idées anciennes, mais toujours très vivantes, qu’il faut revoir Devî. L’ambiguïté des sentiments qui se peignent sur le visage de la jeune femme, où l’on s’aperçoit qu’elle n’a pas d’hésitation à se croire une incarnation de la Déesse, tout en ne renonçant pas à être une simple adolescente encore, est bien caractéristique d’une culture dont la religion n’a jamais délimité les frontières entre l’individu ici-bas et les puissances de l’ailleurs. L’image de culte et le corps humain sont les territoires d’élection de cette non-définition riche de toutes les déviations, mais aussi porteuse de significations très vastes, beaucoup plus vastes que nos catégories occidentales, qui limitent et stabilisent la conscience.

Les Indiens, on le sait, adorent les images ; ils sont les plus faramineux producteurs et consommateurs de cinéma, et la petite lucarne, quand y passent les feuilletons tirés des épopées, devient un équivalent moderne et profane de la celia du temple où étaient installées les statues de culte… Quand les « dieux » y apparaissent et s’y agitent, une certaine ferveur saisit le téléspectateur, une attente typiquement indienne qui ne se retrouve nulle part ailleurs sous cette forme. N’est-elle pas l’écho d’une croyance si longtemps et si continuement entretenue, la croyance en l’omniprésence du divin, qui peut se démultipler en autant de formes qu’il en existe, afin que les êtres puissent le rencontrer partout et en tout – et surtout en eux-mêmes? »

Revue Française de Yoga, N°19, « Religions en Inde aujourd’hui. », février 1999, pp.195-207.

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