Dhâranâ : concentration qui éveille au bonheur
Publié le 25 septembre 2003
Acte physique et psychique, la dhâranâ est en principe à la portée de chacun. Mais la tradition chrétienne a délibérément occulté cette voie d’accès au bonheur, et c’est dans la tradition hindoue qu’elle trouve sa forme la plus accomplie. Pour autant, certains occidentaux semblent bien avoir été conscients du pouvoir résultant de la concentration, et y avoir travaillé.
« La dhâranâ, ou l’art de concentrer les énergies conscientes sur un point fixe, a constitué l’une des plus grandes découvertes en psychologie et en spiritualité de l’ancien brahmanisme et du bouddhisme. Les anciens sages ont vu dans cet effort physique conscient une immense potentialité non seulement pour parvenir à modifier les états de conscience, mais aussi pour éveiller les états de bonheur que sont la paix, la joie, le contentement et l’amour. Comment un acte physique et psychique, posé volontairement, peut-il modifier des états de conscience et faire naître des dons spirituels, c’est exactement là le mystère de la méditation. C’est sur cette expérience que se fondent les affirmations et convictions fondamentales des diverses écoles de méditation hindoues et bouddhistes, ainsi que leurs approches pragmatique et pédagogique vers une sotériologie ou doctrine du salut.
Le terme dhâranâ est dérivé de la racine dhr qui signifie tenir, tenir ensemble, maintenir ou fonder. C’est sur cette même racine qu’est formé le terme dharma, c’est-à-dire la foi du bon ordre universel. L’idée commune à ces deux termes est celle de former un tout avec différents éléments liés à un point central. Dans dharma, le point central est le Brahman ou Atman, cause ultime qui maintient ensemble tout le processus cosmique, de même que son évolution et involution. Dans le cas de dhâranâ, c’est le pouvoir de concentration d’une personne qui en quelque sorte rassemble et maintient le champ de conscience autour d’un seul point. Cette idée est présente dans d’autres termes formés à partir de la même racine: dhâranî, par exemple, est le nom de la Terre Mère en laquelle chaque chose est maintenue pour former un tout organique. La terre est elle-même soutenue et maintenue par les dhâranî-dhara (« ceux qui soutiennent la terre ») qui sont des créatures mythiques comme le serpent Sesa, la tortue Karma ou les huit éléphants (abhranâga). Dans le bouddhisme, nous trouvons le terme dhâranî qui signifie une aide extérieure pour une concentration prolongée. Il peut s’agir d’un mantra concret, d’une amulette portant un diagramme (dhâranâ-yantra) dans lequel est censée être concentrée une énergie bénéfique ou même maléfique qui demeure à la disposition de la personne qui la porte. Les textes bouddhistes parlent même d’une dhâranâ-pitaka, corps de textes apparemment considérables qui développent le thème de la dhâranâ pratiquée dans les anciennes régions de l’Andhra au Sud de l’Inde.
LE DEVELOPPEMENT DU CONCEPT HINDOU DE DHARANA
Si nous limitons notre recherche à l’hindouisme, nous constatons que dans les textes brahmaniques le terme dhâranâ n’est pas utilisé dans les anciennes collections védiques ni dans les premières upanishads (Bhrhadaranyaka ou Chandogya par exemple). Ces textes connaissent cependant la racine dhr et ses nombreux dérivés comme dharma et les autres, ils connaissent aussi le yoga, au moins pour certains de ses membres. Mais le terme technique dhâranâ n’est vraiment utilisé qu’ultérieurement, dans les upanishads comme la Katha et la Maitri, qui furent probablement composées à une époque où les pratiques ascétiques, déjà utilisées depuis plusieurs siècles parmi le peuple autochtone de l’Inde, commencèrent à être adoptées par les aryens qui leur donnèrent des formes et définitions plus précises.
Dans la Katha-upanishad, nous trouvons une très ancienne conception de la dhâranâ comme parfaite maîtrise des sens. Cependant, cette upanishad ne nous donne pas de détails sur cette maîtrise, mais souligne son but réel: voir la Réalité Suprême qui est au-dessus de tous les mots et concepts.
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La dhâranâ prolongée est la méditation (dhyâna) (III,3), d’où résulte l’état de samâdhi (III,3). Etant donné que ces trois états sont intimement liés et se confondent, Patanjali les appelle samyama (III,4). La dhâranâ est clairement distinguée de la rétraction des sens (pratyâhâra), elle n’est pas ici une fonction des sens, mais de l’esprit (citta). Cependant, elle a une relation particulière avec le contrôle du souffle (prânâyama) « En suite de quoi (prânâyâma), le voile couvrant la lumière va diminuant (d’instant en instant). Le sens interne devient apte à la concentration » ( 11.52-53). C’est le souffle qui aiguise et maintient l’esprit dans l’état de dhâranâ.
La dhâranâ étant, selon Patanjali, une partie intime du triple samyama, sa fonction et ses résultats ne sont pas mentionnés séparément, mais globalement dans le résultat final produit par le samâdhi : les immenses pouvoirs cachés du yogi qui se révèlent sur la voie de sa libération (chapitres III et IV). Les Yoga-sûtra ne parlent pas de cette libération comme d’une union avec l’Absolu, comme cela aurait été le cas dans les plus anciennes upanishads. Cela ne signifie pas évidemment que l’approche de Patanjali soit athéiste. Le résultat final produit par la dhâranâ, d’après les upanishads aussi bien que les Yoga sutra, est un état d’Unité dans lequel le limité se soumet à l’illimité, le fini à l’infini. Le sujet et l’objet se confondant, parler d’un Absolu ou est Dieu n’est que redondant.
Le commentateur de Patanjali, Vyâsa, énumère les différents « lieux » (desa) sur lesquels l’esprit peut se concentrer: le nombril, le lotus du coeur, la lumière dans la tête, le bout du nez, le bout de la langue et quelques autres du même genre.Vâcaspati Misra commentant ce commentaire et en se fondant sur le Visnu-purâna (VI, 7,45) et le Nâradîya-purâna (LXVII, 21) recommande certains « lieux auspicieux » pour la concentration: le Foetus Doré (Hiranyagarbha), le dieu Vâsava et le créateur Prajâpati ou la Glorieuse Forme de Visnu. Mais ces deux commentateurs font tous deux une importante remarque: le fait de fixer le mental en un lieu précis ne doit être considéré que comme transitoire (et non réel). « L’esprit en tant que tel ne peut pas avoir de relation avec un objet extérieur » dit Vâcaspati Misra. On doit donc en conclure que l’efficacité de la dhâranâ ne résulte pas de la puissance du lieu sur lequel elle s’appuie, mais de sa propre nature, qui est une fluctuation dirigée sur un objet d’une manière concentrée.
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Le christianisme se méfie sans doute énormément de telles pratiques et les exclut consciemment de ses enseignements spirituels. Ses craintes sont particulièrement grandes déjà depuis les plus anciennes controverses liées au développement de l’enseignement de la grâce dans le contexte des hérésies pélagiennes. L’Eglise tient essentiellement à l’attitude de solo gratia de la personne envers son Créateur et Dieu. Elle rejette vivement un Simon le Magicien (Actes 8,9-25) qui voudrait acheter avec de l’argent le pouvoir de faire descendre l’esprit par cette forme de dhâranâ qu’est l’imposition des mains. L’homme n’a absolument aucun droit à revendiquer sur Dieu ni sur Sa Sainte Volonté. Tout ce qu’il reçoit ce n’est qu’une grâce de Dieu, comme un don gratuit. L’Eglise a toujours scrupuleusement gardé la même attitude négative jusqu’à ce jour envers une main-mise sur les pouvoirs spirituels, ou le marchandage de ces derniers. La lettre récente du Cardinal Ratzinger, Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (le Département du Vatican chargé de l’enseignement de la foi de l’Eglise catholique), mettant en garde contre les « méthodes de prières orientales douteuses » introduites dans la prière de l’Eglise est aussi inspirée par la même attitude millénaire de l’Eglise envers tout ce qui peut paraître comme venant d’un effort personnel pour se justifier devant Dieu.Le nouveau catéchisme, Catéchisme de l’Eglise catholique, consacre un grand chapitre à la prière, où la méditation et l’oraison trouvent une place, quoique faible. Mais même ces deux méthodes de prière restent trop mentales. « La méditation », y lit-on, « est surtout une recherche. L’esprit cherche à comprendre le pourquoi et le comment de la vie chrétienne… » C’est une compréhension très différente de ce que dit Patanjali, « citta-vritti-nirodha », arrêt des fluctuations mentales, arrêt des idées et des concepts. L’oraison se rapproche un peu plus de la dhâranâ. A »Qu’est-ce que l’oraison? » Sainte Thérèse répond: « L’Oraison mentale n’est, à mon avis, qu’un commencement intime d’amitié où l’on s’entretient souvent seul à seul avec ce Dieu dont on se sait aimé. L’oraison cherche Celui que mon coeur aime »(Ct 1,7). N’y a-t-il pas une méditation et oraison non-mentales ? Je crois que la tradition chrétienne en connaît, mais ces méthodes restent enfermées dans des monastères souvent inapprochables.
Cette appréhension de l’Eglise envers le monde yoguique et envers l’intérêt pour les spiritualités est en partie fondée. On peut trouver sans difficulté autour de soi des yogis, en Europe et en Inde, qui par le yoga et la dhâranâ cherchent des « énergies », c’est-à-dire un pouvoir, une acquisition physique, pour se sentir fort et indépendant. Ce genre de quête les rend fous. Au lieu de leur apporter la joie et le contentement, leur yoga gonfle leur ego, et leur mental est souvent dissipé, tourmenté par toutes sortes de peurs. Ce n’est pas la quête spirituelle de la libération, la vraie libération au-delà du moi qui les préoccupe. Etant donne ces réels dangers, on peut comprendre tout à fait l’attitude de l’Eglise et la peur qu’elle manifeste vis-à-vis des puissantes techniques de la dhâranâ.
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Revue Française de Yoga, n°9, « Dhâranâ », janvier 1994, pp. 15-30.