« Dire le monde » : la sacralisation de la parole dans la pensée védique
Publié le 25 août 2005
La Parole devient création par l’intermédiaire du poète ; l’ascèse du rishi, semblable à celle du yogi, lui permet, grâce aux hymnes, de « faire être » un ordre des choses sacré. Au-delà de la parole, le silence permet lui aussi d’atteindre brahman.
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Nous utilisons un registre visuel pour dire que nos textes sont sacrés : l’Ancien et le Nouveau Testament, Ecritures « révélées » , se présentent comme la levée d’un voile sur la véritable Réalité – sens exact du mot Apocalypse, « dévoilement ». Si l’homme védique n’ignore pas la symbolique très riche de la vision, puisque ses grands ancêtres religieux sont des rishi, des « voyants », il a valorisé d’une manière tout à fait originale la dimension sonore, vibratoire, audible du rapport au divin et au cosmos. Ce qui se révèle dans le Veda s’y révèle sous forme de son ; shruti, littéralement, « ce qui a été entendu », désigne l’expression articulée de cette connaissance primordiale dans laquelle toute expérience religieuse s’enracine. Et on ne peut parler sans exagération de « livres » pour désigner les différents Veda, les Brâhmana ou les Upanishad – en tout cas pas au sens où le Judaïsme, le Christianisme ou l’Islam emploient l’expression « religion du Livre ». Si, au fil du développement de l’Hindouisme et du Tantrisme, certains exercices utiliseront le support écrit des lettres de l’alphabet, si donc certaines lettres apparaîtront comme sacralisées, ce ne sera pas, à l’instar de la Kabbale, parce qu’elles constituent de la Parole révélée écrite, mais plutôt parce qu’elles marquent la différenciation des sons qui forment les germes du cosmos. Le monde, en effet, n’est pas autre chose que du son « cristallisé ». Dire c’est créer, et créer c’est dire : d’où la tentation, à laquelle je n’ai pas résisté, de paraphraser le très juste titre donné par Charles Malamoud à son ensemble d’articles, republiés et remaniés, en 1989: « Cuire le monde ».
Les poètes védiques pratiquent des procédés innombrables, dans lesquels nous aurions tort de voir de l’artifice littéraire, mais qui rendent particulièrement difficile l’intelligence de leurs chants. Louis Renou, dans ses monumentales « Etudes védiques et paninéennes » en a repéré un grand nombre. Un ensemble important d’exercices tendent à instaurer, pour un même mot, ou une même strophe, un double ou un triple sens : le sens immédiat ou explicite (exemple : le dieu Agni à qui est consacré tel hymne), le sens cosmologique (le Soleil), le sens rituel (le Feu). Ces identifications donnent lieu à un « jeu », qui fait lui-même partie de la découverte, par l’homme, de sa place dans la création et du sens qu’a cette place. Le poète, porte-parole de l’homo religiosus, est aussi bien plus : en maniant cette Parole créatrice, il co-construit le monde. De nombreuses images sont ici employées pour dire cette co-action ; certaines touchent à des métiers particuliers le rishi est un tisserand, un maçon, un « bouilleur de cru » ;
d’autres évoquent le temps : par son poème, le poète devient contemporain des débuts de l’univers, il assiste au « big-bang », il va chercher sur le « chemin des Pères » la Parole primordiale pour en rapporter ici et maintenant la fabuleuse énergie.
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Tout hymne védique ne rend pas seulement sous une forme poétique l’essence indicible d’une expérience de l’Etre ; il « fait » de l’Etre par l’instauration d’équivalences entre des zones du Réel. Et ce sera le dernier point – mais fondamental – de cette rapide introduction : les correspondances poétiques, pour les raisons que nous venons de résumer, ont une valeur restauratrice et salutaire. Elles libèrent de l’énergie primordiale, et donc elles rénovent le monde soumis à l’usure du temps ; elles remédient aux trous qui s’ouvrent dans la toile de l’univers ; elles nourrissent l’intériorité des êtres et des choses, comme la vache qui offre la coulée vivante de son lait. On ne devrait donc pas s’étonner que le terme que nous traduisons par « correspondance symbolique », « équivalence sacrée », « identification rituelle » etc, soit le mot « Upanishad » qui, dans la deuxième époque de la spiritualité védique, désignera globalement l’enseignement de sagesse capable de sauver l’homme du non-sens du monde. Nous voyons ici évoluer « Upanishad » dans la même direction qui conduit « Brahman » de la signification de « Formule énigmatique » (parce qu’à multiples sens) à « mystère premier ».
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LA SAGESSE DU SILENCE
(…) Le silence semblerait rendre « visible » le sacrifice, comme si, dit Louis Renou, « la parole le dissimulait » : ce qu’on n’atteint pas par la parole, on l’atteint par la pensée ». Quel est ce but au-delà des mots, et même des formules consacrées ? brahman… l’origine et la finalité des phénomènes, non susceptible d’une définition qui l’enfermerait, lui, l’illimité. Dans le culte, celui qui le représente sur le plan fonctionnel, le brahmane, demeure généralement silencieux, sauf en des occasions nettement répertoriées. « Il n’opère, ni ne chante, ni ne récite » ; « il est la pensée du sacrifice » rappelle le Shâthapatha Brâhmana (V, 5, 5, 16). Louis Renou relève deux expressions assez fréquentes : « il retient sa voix », puis « il relâche sa voix ». Elles n’impliquent pas obligatoirement un mutisme absolu, mais plutôt la cessation de toute émission à caractère profane. Cette retenue s’accompagne d’autres signes corporels de resserrement : « La pratique va de pair avec celle des yeux clos, des poings fermés, de la respiration freinée, du jeûne et autres astreintes de caractère ascétique qu’on lui voit plus ou moins communément associées ». Le silence du brahmane se caractérise donc par une abstinence qui lui évite de disperser la Parole : l’idée est celle d’une « concentration », d’un « ressaisissement », d’un « renforcement » de la puissance dépensée dans l’acte rituel.
Le brahmane qui maîtrise la pratique du silence trace peut-être le chemin pour le brahmacâri, le samnyâsi, le yogi : pour chacun d’entre eux, l’état de mauna, de mutisme sacré, conduit à valoriser le silence, non point dans le but de se séparer de la communauté humaine, mais dans celui d’accumuler la force explosive de la Parole divine, comme on augmente sa propre densité de prâna par des suspensions de souffle, ou son énergie interne par une régulation appropriée de la sexualité. Le silence, loin d’avoir, dans ce contexte, le sens d’une privation, est au contraire le moyen de surmultiplier l’efficacité des Formules et du sacrifice en général… Ainsi, le poète maître de la parole et le brahmane maître du silence incarnent-ils deux fonctions polaires entre lesquelles se déploie toute la stratégie de la Parole dans la représentation védique du monde et de l’homme.
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Revue Française de Yoga, n° 7, « La voix: une voie », janvier 1993, pp 11-37