Droite et gauche, sens et milieu
Publié le 17 mars 2004
En Occident la place d’honneur est systématiquement à droite. La tradition chinoise est plus nuancée : droite et gauche y sont certes chargées de sens et de symboles, mais pas selon une opposition si radicale. Et encore moins d’après quelque hiérarchie que ce soit. Il semblerait par ailleurs que l’écriture détermine fortement les modes de fonctionnement cérébral.
[…]
Pourquoi dit-on que la main gauche est maladroite et la droite, adroite ?
« Gauche » est un mot relativement récent en français. Il n’apparaît que vers le milieu du xve siècle, sous la forme d’un adjectif verbal du verbe « gauchir » qui, lui, est attesté dès 1210 et remonte à l’ancien français guenchir qui signifie « faire des détours, errer » et est à l’origine de mots comme « vague » ou « vagabond ». Le sens premier de gauche, qu’il conserve toujours en menuiserie, est « qui est de travers, dévié, oblique ». De là il a été appliqué à ceux qui s’y prennent de travers, les maladroits, les malhabiles, pour finalement servir à désigner la main ordinairement la plus malhabile des deux. Le substantif « gaucherie » ne viendra que plus tard, au siècle des Lumières (1762).
Avant que « gauche » ne s’impose, on parlait de « senestre », qui vient directement du latin sinister. Mais sinister ne signifie pas gauche à proprement parler. Gauche se disait en latin classique « laevus » qui nous a donné le mot savant: lévogyre, utilisé en chimie pour différencier les composés organiques déviant le plan de polarisation de la lumière vers la gauche. Sinister en revanche, que l’italien a gardé (sinistra), relève de l’auguration romaine. Il décrit le type de présage que les augures tiraient de l’envol des oiseaux. Quand ceux-ci s’envolaient vers la gauche, la situation était considérée comme présageant un malheur venant de l’extérieur, sens que « sinistre » continue d’avoir en français, par exemple quand il est employé par les assureurs qui nous demandent une déclaration de sinistre. C’est vraisemblablement de cette origine désastreuse que sont nées les expressions associant gauche et adversité, comme « se lever du pied gauche ». En revanche, c’est comme antonyme de droite qui est toujours du bon côté des choses que gauche prendra le sens de dissimulation et d’illicite qu’on retrouve dans « mettre de l’argent à gauche ». Quant au « mariage de la main gauche », avant d’indiquer une liaison secrète, il signifiait l’union morganatique d’un prince avec une femme de condition inférieure qui, de ce fait, ne bénéficiera d’aucun des droits usuels accordés à l’épouse noble (lors des cérémonies de mariage, le prince la conduisait en la tenant avec son bras gauche et non son bras droit).
« Droite », en tant qu’attribut d’un côté du corps, est apparu à peu près en même temps que gauche, mais droit, en tant qu’opposé de dévié, oblique est bien plus ancien. « Droit » vient en effet du latin directus et apparaît sous la forme dreit dès 1080. Qualifiant d’abord ce qui est sans déviation, il signifiera ensuite ce qui a une direction constante. Une direction particulière, celle qui est perpendiculaire à l’horizontale, renforcera son sens, l’amenant à devenir le nom propre d’un angle. Fait rare, le sens abstrait de droit: « conforme à une règle » est encore plus ancien que son sens propre, puisqu’on le trouve attesté dès 842.
Avant « droite », on utilisait le mot « dextre » (1080) qui lui, désigne vraiment la droite. Il dérive en effet de dextera, féminin de l’adjectif latin dexter qui signifie « ce qui est à droite ». La main droite étant majoritairement « adroite » et la gauche « maladroite » (les deux sens sont présents dès le XIIè siècle), il en a résulté le mot « dextérité », une qualité qu’on peut même appliquer à un gaucher, tant elle est l’habileté par excellence. C’est ainsi que quelqu’un qui se sert aussi habilement de ses deux mains, sera nommé « ambidextre », c’est-à-dire « double-droitier ».
Toutes ces convergences pourraient faire croire qu’il s’agit de particularités propres à la langue française. Il n’en est rien, elles résultent d’une coutume commune en Occident, celle de situer à droite la place d’honneur. Depuis la place du Christ, debout à la droite de Dieu, celle du bon larron crucifié à côté de Jésus, ou plus prosaïquement celle des bons élèves rangés de ce côté par Charlemagne, cette valorisation de la droite apparaît comme un choix fondamental de notre univers culturel. […]
II L’ORIENT (à gauche sur les cartes chinoises)
« En Chine, nous dit Marcel Granet, l’antithèse de la Droite et de la Gauche n’a rien d’une opposition absolue, comme le Non-Être et l’Être ou le Pur et l’Impur. Les Chinois n’ont pas la fougue religieuse qui condamne à répartir les choses entre le Mal et le Bien. Nous honorons la Droite, détestons la Gauche, qualifions de sinistre tout ce qui appartient au Mal nous blâmons les gauchers et nous sommes droitiers. Les Chinois sont droitiers comme nous pourtant ils honorent la Gauche. » […]
Il est notable qu’en Inde, l’orientation primordiale vers l’Est soit d’origine religieuse, alors qu’en Chine, l’orientation vers le Sud est d’origine terrestre, agricole. Mais l’une comme l’autre n’auraient pas suffi à elles seules à catégoriser la noblesse des côtés droit et gauche sans que d’autres facteurs n’interviennent. Aux époques féodales, la noblesse ne vient pas uniquement de la terre ou du ciel, elle vient aussi du combat. Le type d’armes utilisées par la classe des guerriers est aussi une puissante allégorie de cette noblesse, un symbole fortement assimilateur autour duquel pourra se condenser, se renforcer et se justifier tout un système emblématique, même s’il prend sa source ailleurs. Cela sera le cas notamment en Occident, où, depuis les Gaulois jusqu’aux chevaliers, l’arme noble par excellence, est l’épée.
Son maniement, par la force physique qu’il requiert, valorise la seule main droite au détriment de la gauche à qui n’échoit que le bouclier, fonction secondaire de défense. Le côté droit devient alors le lieu symbolique de l’action, alors que le flanc gauche, où se trouve aussi le fourreau, devient celui du repos et de l’inaction. L’expression « passer l’arme à gauche » relève de ce type d’association. Si aujourd’hui elle signifie simplement mourir, à l’époque médiévale, son sens était bien plus précis. Elle signifiait déjà mourir, mais de la pire façon pour un chevalier: mourir (passer) en dehors du combat, l’arme au fourreau (à gauche). […]
Inversement, dans l’imaginaire gréco-romain comme dans le légendaire féodal, il est une arme qui sera toujours méprisée, c’est l’arc. […]
Paradoxalement, c’est peut-être pour cela qu’il est si apprécié en Orient. En effet, l’arc est également la seule arme dont l’utilisation requiert l’action concertée des deux mains. Le tir à l’arc ne rejette pas la droite comme l’épée la gauche, mais l’inclut au contraire dans un jeu subtil de complémentarités. […]
Juan de Mendoza dans son livre sur l’organisation neurologique du cerveau cite les recherches d’un neurologue japonais, Tadanobu Tsunoda, qui, pour mettre au point des techniques de rééducation des troubles du langage, s’est attaché à déterminer, chez des sujets japonais sains, quel était l’hémisphère cérébral impliqué dans le traitement des informations linguistiques. Il faut dire que l’écriture japonaise est assez différente de la nôtre. Elle combine en effet quatre systèmes de signes différents. Pour écrire leur langue, qui est aussi éloignée du chinois que, par exemple, l’arabe l’est de l’allemand, les Japonais utilisent conjointement les idéogrammes chinois, un syllabaire phonétique pour rendre les tournures grammaticales propres au japonais, un autre pour transcrire les mots non -japonais et enfin les 26 signes de l’alphabet latin. Qui plus est, tous ces signes sont organisés différemment selon leur contenu: en colonnes chinoises pour les textes littéraires, en lignes occidentales pour les autres. « Cette étonnante complexité est propre à la langue japonaise écrite. Le Chinois par exemple n’utilise que des logogrammes perçus et interprétés globalement, et aucun signe syllabique faisant l’objet d’une combinatoire. En s’appuyant sur le modèle de spécialisation hémisphérique qui attribue un mode de traitement analytique–successif à l’hémisphère gauche et globaliste-simultané à l’hémisphère droit, la tentation est grande de faire l’hypothèse que le traitement respectif des caractères chinois et des signes syllabaires serait assuré par des hémisphères différents. » Et il poursuit en disant : « Cette hypothèse trouve confirmation dans des observations effectuées sur des Japonais souffrant d’aphasie: une lésion de l’hémisphère gauche peut s’accompagner d’une perte de la capacité de comprendre et/ou d’écrire avec les lettres latines ou les systèmes syllabaires, alors que l’usage des caractères chinois est conservé. Le phénomène inverse s’observe en cas de lésion de l’hémisphère droit, lésion qui peut entraîner un déficit dans l’utilisation des idéogrammes chinois sans que celle des autres systèmes soit affectée ». Une partie de ces faits avaient déjà été observés par des chirurgiens militaires américains qui opéraient en Corée durant la guerre des années 50-53. Ils ont rapporté avoir traité des volontaires chinois blessés au cerveau,
atteints dans des zones définies comme étant celles qui sont en charge du langage. L’ablation de ces zones devait théoriquement rendre les blessés incapables de parler et d’écrire. Guéris, ils étaient effectivement devenus muets, mais ils ont signé eux-mêmes leur feuille de sortie, en calligraphiant les idéogrammes de leur nom. Il faut donc en conclure que l’utilisation d’une écriture idéographique ne met pas en jeu les mêmes zones du cerveau que celle d’une écriture formée d’une succession de signes abstraits, dont l’organisation séquentielle produit un sens comme l’écriture latine ou les syllabaires japonais. Mendoza ajoute en effet que : « Les observations menées sur des populations appartenant à des cultures différentes sont donc cohérentes avec le modèle actuel de spécialisation hémisphérique: l’hémisphère droit semble assurer essentiellement la perception globale d’un sens, l’hémisphère gauche semble intervenir plus efficacement dans le cas où l’information à traiter se présente comme une séquence de signes soumis à des règles combinatoires, de telle sorte que son interprétation suppose une analyse préalable des rapports entre ses éléments constitutifs ». Mais il faut aller plus loin dans ce type d’analyse et en conclure que si l’usage d’un type d’écriture idéographique met en jeu des zones différentes du cerveau, cette stimulation particulière d’une partie du cerveau réagit sur l’ensemble des processus culturels. Tsunoda, qui, comme tout Japonais, cherche par tous les moyens à se rassurer sur la différence supérieure des Japonais vis-à-vis de l’ensemble de la race humaine n’hésite pas à conclure que « cette particularité expliquerait que les Japonais entretiennent un rapport au monde qui leur est propre, et éprouvent notamment un très vif besoin de contact et d’harmonie avec la nature. Elle permettrait enfin de comprendre pourquoi les Japonais semblent incompréhensibles pour les gens de toute autre race ». Sans aller jusque là, on peut quand même voir dans cette différence fondamentale de perception, l’appétence que le monde asiatique exerce sur les Occidentaux soucieux de se déprendre de la vision trop parcellaire, séquentielle et sèchement analytique que leur propose la civilisation dans laquelle ils baignent. […]
Revue Française de Yoga, n°14, « Postures de flexion latérale », pp. 145-181.