Enonciation et contemplation : deux modalités de la mémoire
Publié le 10 mai 2005
En Islam, la mémoire s’incarne dans le dhikr, énonciation de Dieu et effort que fait le fidèle sur lui-même pour se transformer et s’ouvrir à Dieu. Chez les Hindous en revanche le travail de mémoire est une contemplation plus passive visant à “se souvenir sans se souvenir“, c’est-à-dire se souvenir spontanément de Dieu.
« L’étude comparée des spiritualités exige des bases solides, et celles-ci ne peuvent être fournies que par des analyses sémantiques des termes utilisés. Il est en effet indispensable de se rendre compte de la portée exacte de notions empruntées à des langues différentes que les traducteurs rendent souvent par un seul mot français, suggérant ainsi une synonymie qui en fait n’existe pas. Ainsi en est-il du champ sémantique de la mémoire. Dans ce domaine, on constate en effet des différences significatives entre les langues sémitiques, dont l’arabe fait partie, et les langues indo-européennes comme le sanscrit.
La racine sémitique qu’on traduit en général par « se souvenir » est formée des trois consonnes Z-K-R, et en arabe classique des consonnes DH-K-R. Rappelons que « dh » est prononcé comme un « th » anglais sonore et qu’en certains dialectes il redevient « z » comme dans d’autres langues sémitiques. Le sens premier de la racine est, en accadien comme en hébreu, en araméen ou en arabe, «prononcer un mot, un nom», « mentionner », « énoncer », « évoquer par la parole ». En employant une forme de la racine Z-K-R on « rend présent » une chose ou une personne. Une telle énonciation ou évocation comporte un pouvoir créateur quasi contraignant : la parole est active et chargée d’efficacité. Les substantifs qui dérivent de cette racine gardent tous ce sens éminemment actif : « nom » (ressenti comme identique à la personne), « énonciation », « rappel », « mémorial » (qui rappelle ou évoque un événement, une personne). Une telle énonciation renferme assurément l’idée de « mémoire, souvenir », mais celle-ci est toujours associée à l’activité évocatrice.
Par contre, en sanscrit et dans les autres langues indiennes, la mémoire se présente plutôt comme un « souvenir », comme un état de conscience proche du rêve et de la rêverie, un état dans lequel affleurent des réminiscences et des images du passé ou d’un monde autre. Il est clair que cet état est souvent provoqué délibérément et que son contenu n’échappe pas toujours au contrôle du sujet conscient. Mais il se distingue néanmoins nettement de l’opération verbale qui caractérise la racine sémitique.
C’est la racine sanscrite SMR, « se souvenir », et ses dérivés smarana, samsmarana et smrti, le « souvenir », la « mémoire » qu’il convient d’examiner dans ce contexte. Nous verrons que d’après les documents religieux indiens et leurs commentaires, le souvenir est un processus mental, silencieux, assimilable à un état méditatif, à la contemplation.
Énonciation et évocation volontaire d’un côté, affleurement d’images, de souvenirs et de représentations de l’autre : deux modes sur lesquels la mémoire déploie son oeuvre. »
I. LA MEMOIRE, MODE « ENONCIATION » ET « EVOCATION »
« Partons du dhikr (substantif dérivé de la racine DH-KR), technique centrale du soufisme islamique, souvent interprété et présenté comme « souvenir de Dieu ». Cette technique consiste, on le sait, à répéter sur un rythme prescrit et selon d’autres modalités fixées par la tradition, l’énonciation, dhikr, du Nom de Dieu. Plus couramment encore, c’est la première partie de l'< attestation » islamique (shahâda) qui est utilisée : là’ ilàha’ illà’Llàh, « Il n’est pas de Dieu si ce n’est Dieu ». Il ne s’agit donc nullement d’un simple « souvenir » de Dieu. C’est plutôt une attestation, une déclaration, voire une évocation ou une invocation de Dieu et de son Etre unique, une affirmation inlassablement répétée avec obstination, jusqu’à ce que le but visé soit obtenu : le sentiment exaltant de la Présence divine. Cette technique est considérée par les soufis comme une procédure licite, voire même sacrée, pour rendre Dieu présent d’une manière sensible. »
II. LA MEMOIRE, MODE « SOUVENIR » ET « MEDITATION »
« Le très populaire Bhàgavata-Puràna offre une célèbre liste de neuf exercices qui permettent d’accéder à une « amoureuse participation à la vie de la Divinité », c’est-à-dire à la bhakti (4). La liste s’ouvre sur « écoute, louange, souvenir » (sravanam, kirtanam, smaranam). Tout commence par l’écoute, car c’est en se laissant instruire et façonner par l’écoute des mythes, des légendes et vies des saints, par des sermons, des explications et réflexions théologiques, qu’on peut espérer être saisi par le désir de participer amoureusement à la vie de la Divinité. En même temps, cette écoute montre et prépare la Voie qui conduira au but. Le désir engendré par l’écoute suscite la louange. Celle-ci élève la conscience au-dessus des petitesses et des distractions de la vie quotidienne et la fait entrer dans le champ propre de la Divinité. En chantant tous les Noms, toutes les épithètes et toutes les belles et merveilleuses qualités de la Divinité, on s’assimile à elle ; on lui devient semblable et on sera son associé.
En troisième lieu, le texte puranique mentionne le souvenir, smaranam. Celui-ci vient logiquement après la louange, car il faut éviter que le souvenir des expériences d’écoute et de louange ne se perde. Dans un autre contexte, le Bhàgavata-Puràna affirme en effet que 1’» absence d’oubli » (a-vismrti) de la Divinité, donc le souvenir, détruit les manquements et les fautes. (…) dhyâna (litt. : « méditation, visualisation»), cintana (litt. « contemplation ») et smarana. Tulpule est d’avis que tous ces mots « n’ont pratiquement qu’un seul et unique sens : se souvenir de Dieu » »
« Le rapprochement de la mémoire et de la méditation ou visualisation se rencontre aussi ailleurs dans la tradition hindouiste. »
CONCLUSION
« L’analyse du rôle de la mémoire dans des textes religieux de l’Inde et de l’Islam fait apparaître des différences notables. Le « souvenir », en Islam, consiste en l’évocation efficace de Dieu au moyen de l’énonciation de formules consacrées, alors que pour les hindouistes, le « souvenir » s’identifie avec la contemplation. Bien que l’Inde connaisse aussi l’évocation des choses divines au moyen de la parole efficace (mantra etc.), et malgré la présence de phénomènes contemplatifs dans l’islam, à côté de l’activisme du dhikr, ces aspects complémentaires de la vie religieuse ne sont, ni en Inde, ni dans le monde islamique, mis en rapport avec le vocabulaire de la mémoire.
Ces constatations suggèrent une conclusion concernant l’étude comparée des religions, conclusion banale s’il en est, mais qu’il n’est pas inutile de souligner. Comparer des expériences religieuses et spirituelles suppose la connaissance des principales langues concernées. Il est toujours dangereux et peu fructueux de se fier à des traductions. Si des notions apparemment simples et universelles, comme le rôle de la mémoire et le souvenir, ont connu des développements tellement divergents, qu’en sera-t-il de concepts plus complexes et plus fondamentaux qu’on risque, en parlant de religions diverses, de rendre par le même terme français ? Il semble qu’une attention insuffisante aux nuances des mots ait l’effet regrettable qu’on passe à côté de subtilités et de spécificités qui rendraient l’étude des pratiques et expériences religieuses particulièrement exaltante. »
Revue Française de Yoga, N°11, « La mémoire. », janvier 1995, pp.127-136.