Le Monde du Yoga

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Entrer dans la pratique de l’éveil : petite exploration du côté du bouddhisme

Publié le 07 février 2004

Dans la progression de « l’Etre d’Eveil », la pratique vertueuse, ou l’ascèse, doit précéder l’exercice de la méditation proprement dite, et il est impossible d’en faire l’économie. Les règles de vie monastique sont fondées sur cette nécessité, elles visent à favoriser le recueillement et la méditation. Méditation dont le mandala résume le principe.

[…]

Du côté du bouddhisme et plus précisément de ses formes de méditation, il est vrai que la pratique collective de l’assise (zazen) dans l’école Chan/Zen ou celle de la méditationVipassanâ, par exemple, ont abouti, aujourd’hui en Occident et déjà hier en Asie, à des types bien réglés de séances, à des schémas bien définis d' »unités » de pratique. Le bouddhisme, cependant, présente une grande diversité d’écoles et de cultures. En outre, même si certains types de méditation se retrouvent, pour l’essentiel, d’une extrémité du monde bouddhique à l’autre, la pratique, surtout lorsqu’elle est individuelle, demeure assez souple dans ses modalités.

Les pages qui suivent n’auront donc pas pour premier objectif de décrire avec une précision technique les différentes manières dont peut se dérouler le début d’une séance de pratique. Il s’agira, plus largement, d’explorer quelques-unes des conditions (matérielles, psychologiques, éthiques, communautaires, spirituelles…) qui permettent de se situer avec justesse et d’entrer avec fruit dans cette pratique.

Nous procéderons en trois temps. Nous interrogerons d’abord un traité classique sur l’itinéraire qui conduit à la libération rédigé au 5è siècle de notre ère par Buddhaghosa, docteur de l’école Theravâda (« Doctrine des Anciens ») et moine établi au Sri Lanka, cet ouvrage est encore considéré comme un manuel de référence dans l’Asie du Sud. Nous nous tournerons ensuite vers un texte tout aussi célèbre dans la tradition du Grand Véhicule (Mahâyâna), la Descente dans la carrière de l’éveil, rédigée au 8è siècle par le moine indien Shântideva; on y trouve la description des étapes qui scandent la marche du Bodhisattva, l' »Être d’éveil ». Enfin nous examinerons ce que des pratiques signalées par Shântideva deviennent dans le bouddhisme tantrique, en particulier de tradition tibétaine, et nous ajouterons quelques indications sur la pratique du mandala.

PREMIÈRES ÉTAPES SUR LA VOIE

Le tout premier chapitre du traité de Buddhaghosa sur le Chemin de
la Purification (Visuddhi-magga) est consacré à la pratique de la vertu (sîla) en tant que première étape de la voie vers la libération plénière. Il ne s’agit pas seulement des lois qui déterminent le juste comportement éthique qui doit être celui des laïcs autant que des novices ou des moines. Il est également question de la maîtrise de soi, de la garde des sens et de toutes les règles qui éclairent et soutiennent les membres de l’ordre monastique – hommes et femmes – dans leur marche vers le nirvâna, la libération. […]

Avant d’aborder la méditation proprement dite, Buddhaghosa, dans son deuxième chapitre, énumère et décrit avec un certain luxe de détails treize modes de vie ou pratiques ascétiques. Ces observances avaient été autrefois approuvées par le Bouddha (II.2). Du vivant du Bienheureux, c’est en sa présence que l’on s’engageait dans telles ou telles de ces pratiques ; depuis son entrée définitive en nirvâna, il est recommandé de prendre de tels engagements en présence d’un moine plus avancé dans la Voie et connaisseur des Écritures (13). Ces observances ont pour objectif de purifier et de renforcer des dispositions vertueuses telles que avoir peu de désirs, avoir des besoins modestes, se contenter de peu, vivre en retrait… (1). Toutes visent à éliminer la cupidité (12). […]

Lorsqu’on s’est engagé, avec quelque persévérance et succès, dans la pratique de comportements vertueux et d’observances ascétiques, on peut alors envisager de se tourner plus directement vers la méditation, notamment la méditation de concentration et d’apaisement. Cependant, comme si ces préalables ne suffisaient pas, Buddhaghosa prend encore soin, au début de la section consacrée à la concentration, de préciser qu’il importe de se débarrasser de dix « obstacles » qui sont autant d’objets d’attachement : maison, famille, voyage à entreprendre… […]

Il existe un grand nombre de méthodes et de sujets de méditation. Buddhaghosa en distingue deux types. Tout d’abord, ce qui convient à tous les méditants en général : il signale notamment la pratique de l’attention à la mort et celle qui consiste à développer une attitude de bienveillance à l’égard de la communauté (111.57-59). Même dans le cas de ces pratiques communes, un conseiller peut s’avérer utile. Mais d’autres pratiques sont à choisir dans une liste de quarante en fonction du tempérament et de la progression de chacun. Un tel choix ne se fait pas sans un guide, un « ami de bien » (kalyâna-mitta). Et, nous le verrons, le recours à un tel guide influe à son tour sur le choix du lieu de méditation, du moins dans le cas d’une pratique intensive. […]

Former et développer en soi la pensée, le cœur ou l’esprit d’éveil (bodhicitta), voilà ce qui, dès le départ, oriente et dynamise le projet du Bodhisattva. A vrai dire, « projet » est ici un terme ambigu et quelque peu dangereux. Il y a certes, d’emblée, une décision, une option qui doit se traduire par l’entrée effective dans une « carrière », un cheminement: les textes en détaillent le programme. Mais – et cela apparaîtra de mieux en mieux au gré de la progression dans cette voie purifiante – il ne saurait être question de projeter simplement les attentes d’un moi individuel encore prisonnier de la spirale des désirs et lourdement marqué par sa perception faussée de l’existence. Bien que la pensée d’éveil doive être cultivée par le Bodhisattva avec énergie et persévérance, elle n’est pas produite par lui : elle représente plutôt, en lui et potentiellement en tout être, la manifestation innée de ce que plusieurs écoles appelleront « germe », « embryon » ou « nature » de Bouddha.

Cette perspective apparaît clairement dans la Descente dans la car-rière de l’éveil, oeuvre célèbre du moine indien Shântideva (première moitié du 8è siècle ?) et qui a servi de base à d’innombrables textes et commentaires, en particulier dans la tradition tibétaine. […]

Tournons-nous à présent vers le bouddhisme tantrique, en particulier tel qu’il se présente dans la tradition tibétaine. Une des caractéristiques de ce bouddhisme tantrique ou « Véhicule du Diamant » (Vajrayâna) est de se présenter comme une voie rapide vers l’éveil. Les méthodes propres à ces formes de bouddhisme permettent d’ouvrir un chemin vers la libération « en ce corps ». On peut entendre cela en un double sens. Bien des textes du bouddhisme des « Anciens » (Theravâda) et même du « Grand Véhicule » (Mahâyâna) évoquent des successions interminables de renaissances avant de parvenir à la libération ou aux stades avancés de la carrière de Bodhisattva. Les écoles tantriques, au contraire, mettent à la disposition des pratiquants des moyens puissants qui ouvrent, dans les meilleurs des cas, la perspective d’un accès à l’éveil dès cette vie (humaine), sans qu’il soit nécessaire d’envisager d’autres existences. Mais « dans ce corps » signifie aussi que, dans la condition humaine où l’on se trouve, le corps devient le lieu et le moyen appropriés en vue d’une progression rapide vers l’éveil : qu’il s’agisse de yoga, de méditations ou de rituels – et ce sera le plus souvent un peu tout cela à la fois -. les pratiques font une large place au corps, à son potentiel d’expression et de réalisation (Que le corps soit, en pratique et en doctrine, plus explicitement reconnu comme lieu et moyen de salut, cela tient encore, plus profondément, à son intime connexion avec le ou les « corps de Bouddha », dont le bouddhisme du grand Véhicule et plus spécifiquement le bouddhisme tantrique développent la théorie). […]

Il reste à dire quelques mots sur le mandala. Il en a été fait mention plusieurs fois à propos des pratiques préliminaires, mais son usage déborde largement celles-ci. On le sait, le recours au mandala (et à des techniques apparentées, tel le yantra) a connu des développements considérables dans certains courants de l’hindouisme et, en parallèle, du bouddhisme, en particulier dans leurs embranchements dits « tantriques ». L’intérêt du mandala, en particulier dans le cadre de cette livraison de la Revue, est de proposer une structure concrète d’entrée ou d’introduction; on pourrait également dire : d’initiation, c’est–à-dire de mise en route et de progression. Le mandala sert de support dans bien des formes de méditation et de rituel. Sa pratique se conjugue habituellement avec des exercices corporels (notamment les mudrâs, positions des mains ou des doigts) et des pratiques vocales (récitation de mantras…). Schéma construit à partir de figures géométriques simples (carrés, cercles…), le mandala tantôt se réduit à une épure, tantôt se développe en élaborations complexes, avec représentations de symboles, de syllabes écrites, de personnages (Bouddhas, Bodhisattvas, gourous, lamas, déités…), de paysages.

Le mandala se construit mentalement, par visualisation; il se dessine ou se peint, il peut être réalisé en matériaux précaires (sables colorés…) ou fournir le plan d’un édifice, par exemple un temple dont la structure devient alors une sorte de mandala permanent. Des instruments liturgiques, des offrandes concrètes ou figurées peuvent également entrer dans sa composition. […]

Revue Française de Yoga, n°24, « Commencements », juillet 2001, pp. 39-58.

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