Le Monde du Yoga

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Equilibre, instant de « grâce »… ou fruit longtemps mûri

Publié le 29 avril 2004

Fruit de patience et de persévérance le plus souvent, l’équilibre personnel remplit parfois soudainement tout l’être, en des moments de grâce privilégiés. Ces moments, s’ils sont éphémères, sont autant d’encouragements sur la voie de la perfection. Des encouragements essentiels, car c’est bien l’espérance qui guide l’homme, ultimement.

[…]

Qui dit équilibre, parlant de l’homme vivant, dit mouvement, gestes, attitudes. Il y a longtemps que les grandes traditions spirituelles ont pris conscience que nos gestes et attitudes constituent un miroir, le miroir le plus véridique de nos états intérieurs, conscients et inconscients. Et elles s’en servent comme instruments d’acquisition de la sagesse. L’équilibre n’est jamais donné d’emblée. Voyez le temps que met un bébé pour le trouver, lui qui apprend si vite, et la grande aventure de ses premiers pas. Les traditions chinoises et japonaises ont donc retenu une grande variété de gestes et attitudes à cultiver pour rechercher l’équilibre, celui du corps entraînant celui de l’âme et vice versa.

CHANOYU, LA CEREMONIE DU THE

La politesse de cour chinoise s’est introduite assez tôt au Japon mais ce n’est qu’au XVlème siècle qu’un homme raffiné et animé d’un souci de vie spirituelle en a codifié quelques formes. Le thème en est d’honorer un ou plusieurs invités en offrant une tasse de thé. Tout va être étudié pour le meilleur résultat. Les objets (thé, ustensiles, vêtements,…) sont soignés mais plus ils seront simples, mieux cela vaudra, car il ne faudrait pas que leur luxe éclipse la qualité de ‘homme qui s’en sert. La qualité de la présence de l’homme honore bien davantage son invité que le seul raffinement des objets. Mais de quoi est donc faite la qualité d’une présence?

Est-ce l’équilibre qui va produire la qualité ? Ou la qualité lui va produire l’équilibre ? Il faut échapper à la grandiloquence, â l’affectation, à la raideur, à la timidité… Les maladresses seront perçues comme l’expression d’une
pagaille intérieure, ou en tout cas, du manque de temps pris pour la préparation. Les familiarités, les « maternages », les effusions sentimentales n’honorent ni celui qui les reçoit ni celui qui les donne. Les gestes manqués et les flots de paroles justificatrices ne feront que souligner notre agitation intéieure… Il n’est pas simple de manifester la qualité d’une présence, quelle que soit l’excellence de nos intentions. […]

Car il peut arriver qu’on doive malgré tout offrir une tasse de thé à un moment où nous sommes en ébullition.

C’est un exercice intéressant ! Comme il peut arriver que nous ayions à donner un cours de yoga (ou d’autre chose) à un moment où nous vivons une rupture douloureuse. Si nous avons beaucoup travaillé sur nous-mêmes, nous sommes à même de trouver en nous quelques ressources. « Tout ce qui ne te tue pas te rend fort ! » disait Graf Dürckheim. Et il ajoutait : « C’est au moment où l’exercice est le plus laborieux, le plus exécrable, qu’il est aussi le plus utile. » Et le fait d’offrir la tasse de thé quand même, ou de donner le cours quand même peut nous éviter les pièges d’un volontarisme raide et nous labourer au bon endroit si nous avons appris à faire de ces gestes notre exercice.

LA CALLIGRAPHIE

Nous restons sur le thème des gestes producteurs d’équilibre, soit qu’il s’agisse de l’écriture proprement dite, soit qu’il s’agisse d’estampes, de dessins d’après nature.

Commençons par un rapprochement entre la calligraphie et la graphologie. La graphologie est une science que tout le monde connaît maintenant car elle fait partie des moeurs de notre civilisation. Les graphologues se veulent objectifs, précis, perspicaces pour visiter les méandres secrets de notre personnalité, pour dévoiler les coins d’ombre de notre évolution personnelle. Leur travail repose sur une constatation d’évidence: l’outil du scripteur prolonge et amplifie son geste. Or tous nos gestes, surtout les plus spontanés ou les moins surveillés, plongent leurs racines dans nos profondeurs les plus obscures, sont mis en branle par nos émotions, par nos façons de réagir aux événements et aux personnes… Notre écriture manuelle ne saurait donc être mécanisée comme celle d’une machine: elle fluctue au contraire avec une grande sensibilité, même si les influences sont imperceptibles, même si nous essayons de la contrôler. Elle parle.

Il arrive que nous laissions notre écriture « naturelle » s’encanailler, se débrailler. Certains prennent cela pour une conduite de liberté, une affirmation d’originalité. C’est ainsi par exemple que de petits adolescents cherchent à faire accepter leur paresse sous prétexte qu’ils sont et veulent rester « nature ». Et c’est vrai qu’ils sont « nature », non-cultivés, imprudents et sans expérience, arrogants, agaçants… et que par instants ils sont en état de grâce et nous stupéfient. Ces brefs rayons de soleil qui percent leurs brumes matinales sont pleins de promesse et font espérer de grandes richesses futures… pourvu que ces jaillissements spontanés acceptent de se laisser canaliser. Tout le monde sait à quelle intransigeante discipline doivent accepter de se soumettre les jeunes champions et les jeunes artistes, leurs dons naturels ne s’accompliront qu’à ce prix. Je me souviens de ce « prof de gym » qui ne décolérait pas d’avoir un élève surdoué dont il ne pouvait rien tirer pour cause de paresse insurmontable.

Comme notre écriture, nos calligraphies vont exprimer quelque chose de notre personnalité profonde sur le papier elles vont laisser une trace qui permettra de nous identifier, elles seront notre signature. Il en va de même pour les peintres: ce qu’ils ont à nous dire est sur la toile et ils restent malhabiles pour en faire le commentaire par des discours. Or les calligraphies et les peintures expriment ce qu’elles ont à transmettre à la fois par leur contenant et par leur contenu.

Le contenu, c’est la pensée, l’intuition, le sentiment, le rêve, le sujet (le motif comme on dit en peinture). Ce n’est pas de cela dont nous nous occupons dans cet article, bien que ce soit un aspect important du message à communiquer sans deformation-.

Le contenant, c’est le graphisme, c’est lui qui transmet la qualité de notre présence et de nos gestes. Le graphisme est le vêtement expressif des mots et de la pensée, comme les gestes du thé sont « la chair » de l’accueil sage et compatissant. Et secondairement, le contenant, ce peut être le support de l’écriture: papier, encre, etc… Et comme pour le thé, l’élégance vraie consiste à éviter l’ostentation (les encres rares, les papiers sophistiqués et les graphismes maniérés).

Ceux qui n’ont jamais rien connu d’autre que la pointe Bic ou la plume Sergent-Major auront un peu de mal à réaliser comment on peut percevoir les émotions à travers les gestes de l’écriture. Mais ceux qui tracent leurs caractères au pinceau et à l’encre de Chine comprennent dés leur première séance d’initiation qu’ils manient un instrument extraordinairement subtil. Leur tracé se module selon les moindres variations de leur souffle, de leur attention, de leurs muscles même. […]

Revue Française de Yoga, n°4, « Equilibre sur le spieds », 1991, pp. 157-175.

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