Essai de présentation des exercices spirituels d’Ignace de Loyola
Publié le 25 septembre 2003
Les exercices d’Ignace de Loyola sont un véritable programme spirituel, dont le fondateur de la Compagnie de Jésus a lui-même fait l’expérience. On pourrait même parler de combat spirituel, puisqu’il s’agit de travailler avec rigueur au dépassement des limites de notre spiritualité ordinaire. Méditation, prière et contemplation en sont les maîtres mots.
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COMMENT PRÉSENTER LES EXERCICES SPIRITUELS?
Il n’est pourtant pas sans risque de présenter les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola à un homme de la dernière décennie du vingtième siècle, et plus encore à un lecteur initié aux spiritualités orientales. Comment respecter l’écart entre le type de mutation culturelle que vivaient les contemporains d’Ignace et celui que nous vivons? Une interprétation est inévitable, celle des continuités et des différences anthropologiques et sociales entre le XVI° et le XX° siècles, un XX° siècle lui-même traversé par les interactions difficiles à éclaircir entre univers culturels différents.
La difficulté est redoublée par le genre littéraire du livre. Il ne décrit pas, ni même ne présente, l’expérience spirituelle de celui qui fait les exercices. Il se contente de proposer une suite complexe et cohérente de manières de faire destinées à permettre à celui qui les met en oeuvre de « se disposer » à l’expérience. Il présente aussi un parcours-type en quatre étapes intitulées « semaines ». Une analyse superficielle se contenterait de cet itinéraire schématique, laissant croire que l’expérience des Exercices consiste d’abord à faire le parcours. Le livre ne s’adresse pas directement à l’exercitant mais à celui qui, ayant fait l’expérience, donnera les Exercices à qui veut les faire, en les interprétant constamment selon ce qui sera effectivement vécu. La relation vécue est aussi importante que l’itinéraire, les Exercices sont d’abord un livre qui devient une expérience dans la mesure où il est utilisé par quelqu’un pour proposer à un autre de les faire. En ce sens, le livre d’Ignace ressemble à un manuel de recettes de cuisine qui n’a de sens que s’il est lu par le maître au fur et à mesure que l’élève s’active sur les casseroles et le fourneau.
Cependant le disciple fait part des difficultés qu’il rencontre et du fruit qu’il retire de la mise en oeuvre. Les Exercices spirituels sont donc aussi un discours. Ils sont encore le témoignage de celui qui les fait en se référant à ce qu’il peut relire de ce qu’il vient de vivre, à l’aide bien souvent de quelques notes écrites. Ce discours est lui aussi en relation à une écriture et s’oriente vers le récit de l’expérience vécue.
Il serait possible de présenter les Exercices spirituels à partir de l’expérience de les avoir faits. Les récits reflèteraient l’originalité de chacun tout en renvoyant à un socle commun, trace de la référence initiale au livre.
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LES EXERCICES SPIRITUELS D’IGNACE DE LOYOLA ET LA FOI EN JESUS-CHRIST
Les Exercices spirituels proposent à celui qui les fait une longue et intense confrontation avec la figure de Jésus-Christ telle qu’elle est transmise dans l’Eglise par les Ecritures Saintes. La méditation et la contemplation de la vie du Christ a partir de présentations de passages des Evangiles, l’annonce à Marie, la nativité, le baptême de Jésus etc. occuperont de beaucoup la plus grande partie du temps. Cette méditation donne accès à ce qu’Ignace et la tradition médiévale appelaient un « mystère », c’est-à-dire une représentation figurée manifestant ce qu’opère la présence cachée du Christ vivant dans le coeur du croyant. Cette révélation est une prise de conscience de la manière dont le Christ donne à chacun de vivre aujourd’hui, intérieurement avec lui, ce qu’il a intimement vécu autrefois en Palestine, dont témoigne le texte des Evangiles.
La référence à Jésus-Christ à travers la représentation mentale que chacun peut se faire à partir du récit évangélique ouvre sur une expérience de foi, l’adhésion par un acte de confiance à l’effet d’une parole entendue qui donne d’entrer dans un rapport inter-personnel avec cet homme, Jésus, Fils du Dieu Vivant. Il se révèle comme celui en qui s’origine la possibilité pour tout homme d’être dans son humanité en relation inter-personnelle avec les autres. L’homme reçoit d’être comme Dieu, un être de parole, en rapport de sujet à sujet, interpénétration du « je », du « tu » et du « nous »: ces trois termes sont toujours impliqués l’un dans l’autre, sans pouvoir ni se confondre ni se disjoindre. Le Christianisme n’est pas seulement une religion, une manière de se rapporter à ce qui est divin. La foi chrétienne suppose l’accueil d’une mise en relation des croyants entre eux par l’acte de foi en la communication de cette existence spirituelle inter-personnelle reçue de Dieu. Dieu qui est en lui-même trinité, société de personnes. Pour le chrétien, et notamment pendant les Exercices spirituels, la méditation des Ecritures donne accès, moyennant la foi, à une réalité actuelle d’existence qui unit l’homme à Dieu et les hommes entre eux. Cette réalité concrètement vécue reste en elle-même non représentable. Elle se dévoile à travers le jeu d’une conjonction de représentations mentales et de sentiments éprouvés, bonheur et malheur. Le Christianisme est une religion qui introduit à un dépassement du religieux. Il provoque une traversée de la croyance pour accéder à la foi. La croyance concerne une représentation, la foi adhère à quelqu’un qui se dévoile dans la représentation mais ne lui est pas réductible. Dieu se donne à découvrir comme au-delà du divin dans la mesure où il se manifeste en se communiquant à l’homme dans ce qui, dans l’homme même et dans l’homme seul, est accès à l’existence inter personnelle, l’expérience de la Parole.
Dieu est au-delà du divin. Dans sa transcendance radicale, il se révèle à travers l’homme par dépassement de ce qui dans l’humain est en vérité relations inter-personnelles d’homme à homme. Pour le chrétien qui accède à la vie de foi, en espérance et charité, seule est vraiment divine la figure de Jésus-Christ.
Cette esquisse théologique et anthropologique, insuffisante pour une véritable intelligence de la question, voulait seulement signifier et comme marquer par rapport à d’autres modes de penser, la différence que pose l’accès à la foi chrétienne comme foi en Jésus Christ. L’expérience chrétienne a des conséquences précises sur la manière de concevoir les rapports entre le divin et Dieu, l’immanence et la transcendance, la religion et la foi, le monde et l’homme.
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La confrontation à la proposition des Exercices spirituels est un moyen d’accès à ce que révèle de l’homme l’exigence chrétienne. L’homme comme tel est au-delà de son identité psychique. Il n’est pas seulement sujet d’une conscience de soi. Le psychisme n’est pas le centre de la personne humaine. Même si l’accès à une psychologie adulte est fondamental, il n’est pas le terme ni le but de la croissance de l’homme. L’homme est vraiment lui-même comme sujet d’une relation à l’autre qui appelle en réponse celle qui émane d’un autre sujet. Il est en même temps sujet et relation. Le sujet pose la relation et la relation pose le sujet. Les deux affirmations sont à tenir ensemble. Faute de quoi, le sujet avec qui j’entre en relation est déjà réduit à une place d’objet.
Il faudrait approfondir l’exigence logique qui pose le dépassement de la proposition discursive dans l’acte de comprendre. Le discours est nécessaire. Il est impuissant à maîtriser la compréhension. L’acte de comprendre dépasse la compréhension. Dans la même ligne se situerait le dépassement de la croyance par l’adhésion de la foi. Elle est le fruit d’une initiation au sens fort. L’objet qu’est la croyance se transforme en chemin d’accès, symbole, lieu nécessaire pour la rencontre mais qui n’est pas en lui-même la rencontre. Le sens du rapport entre transcendance et immanence en serait modifié. La transcendance, entraperçue comme relation inter-personnelle, exclut l’immanence conçue comme matrice. La transcendance indicible de Dieu rejoint ce qu’a d’indicible la relation réciproque entre les sujets, indicible quotidiennement vécu dans toute relation humaine. L’univers, le cosmos, et finalement le monde humain deviennent alors le terreau que l’homme peut travailler pour réaliser ce qu’il est, relation à ce Dieu lui-même inter-relationnel, au-delà de tout monde et donc compatible avec tout monde.
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Revue Française de Yoga, n°9, « Dhârana », janvier 1994, pp. 163-196.