« Et le fleuve jaillit d’Eden » : le rôle des énergies dans la tradition judéo-chrétienne
Publié le 30 septembre 2003
Le fleuve d’Eden se distribue en quatre principes, ou énergies, mais sa source est unique: il part du divin en l’homme fécondé par Dieu. Et ces énergies vont toutes au même océan, elles oeuvrent toutes en vue d’un seul et même but : l’accomplissement du mystère nuptial entre Dieu et l’Homme.
« […] « Dans le principe Dieu crée les cieux et la terre », dit le premier verset de la Genèse. Mais, ce « principe » -en hébreu, le mot Bereshit- est un mot intraduisible sur lequel bien des mystiques juifs sont demeurés leur vie entière sans finir de découvrir les mystères admirables qu’il recèle. Or, l’une des merveilles que renferme Bereshit est le mot « Brit Esh », « Alliance de feu ». Alliance et énergie sont profondément liées parce que l’histoire du monde, dans la perspective judéo-chrétienne, est une grande histoire d’amour, l’histoire d’une noce entre Dieu et sa création toute entière. Et comme chaque être contient cette création, il s’agit en fait d’une grande histoire de noces entre Dieu et chaque être humain.
La préparation à ces noces est racontée dans le livre de la Genèse; on pourrait en parler comme des premières Tables de la Loi. Lorsque Moïse monta sur le Sinaï, il reçut sur des Tables une information écrite du « Verbe divin » mais ces Tables des lois créatrices, fondatrices du Monde, Moïse les brisa lorsque, descendant de la montagne, il découvrit un peuple -qu’il croyait sorti de la servitude- revenu à ses « veaux d’or », à des sacrifices d’enfants, à tout un processus de régression et, par là même, incapable d’entrer dans la compréhension de ces lois fondatrices. Pourtant, dit la Tradition hébraïque, si les Tables furent brisées, les lettres s’envolèrent. Autrement dit, l’énergie divine qui avait oeuvré pour tracer ces lettres ne s’était pas perdue, elle s’exprima d’une autre manière. On peut penser que c’est tout simplement par le livre de la Genèse, qui pose dans la profondeur de son écriture les lois fondatrices de la création ainsi que le jeu des énergies créées. La vie de celles-ci est douée d’une autonomie redoutable; gérées par l’Homme avec justesse, elles tissent une relation amoureuse avec les énergies incréées.
Au début de la Genèse, il est dit que l’Homme est créé « mâle et femelle ». Que sur un plan biologique, animal, et dans notre situation d’exil, nous soyons en effet des hommes et des femmes, ce n’est là qu’un infime aspect des choses. Il faut porter sur ce texte un autre regard ; Jung a découvert qu’il y avait une dimension masculine chez la femme (animus) et féminine chez l’homme (anima). On peut aller plus loin encore, découvrir l’ordre ontologique et dire que, par rapport à Dieu, tous -hommes ou femmes- sont féminins. Dans Bereshit se trouve justement le mot Bat qui signifie « la fille ». Et, en fait, la Création n’est autre qu’un face-à-face entre Dieu et sa fille en qui Il dépose Son Germe. Cela veut dire que cette fille est enceinte d’un fils qu’elle est appelée à mettre au monde, en elle-même. Dans ce sens-là, nous sommes tous vierges d’Israël, promis à un enfantement divin. Nous avons pour vocation fondamentale de mettre au monde, en nous, l’enfant divin, de devenir ce divin et c’est cette grande perspective de déification que vont reprendre, en particulier, les Pères, dans la tradition chrétienne. Chacun de nous, donc, est appelé à devenir mère mais aussi épouse; car c’est dans la mesure où l’humanité (ou chaque être humain) vivra les mutations qui sont sa vocation profonde pour mettre au monde en elle cet enfant divin qu’en même temps elle sera construite par Dieu dans une dimension d’épouse. Le masculin et le féminin sont donc extrêmement relatifs, un peu comme dans le Tao où une chose yin n’est yin que par rapport à une chose yang, alors qu’elle peut parfaitement être yang par rapport à un autre yin. Ainsi, moi qui suis biologiquement femme, je suis ontologiquement mâle si je fais à l’intérieur de moi ce travail d’enfantement ; il implique, dans un premier temps, un travail d’épousailles avec moi-même, c’est-à-dire de pénétration et d’intégration des énergies qui m’habitent. Au fur et à mesure que je ferai cette « oeuvre male » en moi, je serai construite par Dieu dans la dimension d’épouse qu’il attend de moi.
Autrement dit, chaque être humain est ontologiquement « mâle » s’il « se souvient » (il s’agit du même mot en hébreu) de la femelle qu’il est dans le réceptacle des énergies potentielles à accomplir; ce réceptacle est appelé la Adamah. Lorsque Adam pénètre sa Adamah, celle-ci devient épouse et porte alors le nom de lshah. lshah est à Adam ce que l’Adam accompli est pour Dieu, son lshah. Dans cette perspective, les catégories de « bien » et de « mal » relatives au monde de l’exil, sont très insuffisantes pour rendre compte de la vocation ontologique de l’Homme. L’Arbre de la Connaissance est celui, non du bien et du mal, mais de ce qui est accompli du Fils intérieur et de ce qui n’est pas encore accompli de Lui. L’inaccompli n’est pas le mal; une énergie n’est ni bonne ni mauvaise, tout dépend de ce que l’on fera d’elle. L’éthique strictement moraliste reste infantilisante.
LE TRAVAIL SUR LES ENERGIES
Voyons maintenant comment peuvent se vivre, lorsque nous revenons aux catégories ontologiques, ces épousailles avec notre lshah ainsi que celles qui leur sont intimement imbriquées et qui font de nous la Ishah de Dieu.
Nous lisons qu’au sixième jour Dieu crée Adam à son image, pour le faire à sa ressemblance, mais il est dit immédiatement après, au deuxième chapitre de la Genèse, « qu’il n’y avait pas d’Adam, pas d’Homme pour cultiver la terre ». Paroles contradictoires, mais en apparence seulement: l’Homme n’était pas encore prêt, dans cette situation de sixième jour, à cultiver sa terre intérieure. Le récit se poursuit et nous apprenons aussi qu’il n’y avait pas d’arbres sur terre parce que le Seigneur-Dieu n’avait pas fait pleuvoir. Sans pluie, la terre se dessèche et ne peut produire. C’est alors que l’Homme implore le ciel. Ainsi cet Adam incapable de cultiver la terre attendait du ciel une pluie miraculeuse. Il ne pouvait encore comprendre que ce n’était pas des cieux que cette pluie allait descendre, mais que l’humide allait sortir de lui lorsqu’il aurait pris conscience des énergies qui l’habitent.
Tout à coup, poursuit le texte, une « vapeur » monta de la terre et se répandit sur toute la surface de la Adamah. Voilà « l’humide » qui monte des profondeurs. Voilà le premier « humide » qui apparaît. Et qu’est-il si ce n’est la manifestation des énergies créées qui se trouvent à l’intérieur de chaque être humain? La vapeur est de l’eau et du feu; elle exprime le désir de l’Homme envers l’Époux divin; nous découvrons ici la relation érotique, la relation de mariage: il n’y a humidification que lorsqu’il y a désir. Cette vapeur, eau et feu, est l’amour, l’amour et le désir de chacun de nous pour Dieu. Et cette vapeur, cette montée des énergies porte une exigence d’accomplissement. Elle est naturelle. Elle n’est pas le fait de la volonté d’Adam encore trop peu conscient. Adam est certes créé à l’image de Dieu, ensemencé par le Germe divin, mais ce Germe n’a pas encore commencé à se révéler dans sa conscience.
Il le sera quelques versets plus loin lorsque Dieu soufflera dans ses narines pour le rendre îsh – Époux. Adam est « soufflé dans son Nom ». Le « NOM » étant le Germe divin qui le fonde. Jusqu’à ce moment il était complètement identifié aux énergies animales qui l’habitent, à cette jungle qui vit en nous-mêmes également puisque c’est notre lot depuis l’Exil. Il était la proie de ces énergies qui, en tant qu’âmes vivantes, sont douées d’autonomie. Là est l’inconscient de l’Homme, révélé par les sciences humaines, qui nous ont appris que nous pouvons être complètement dépourvus devant ces émergences animales de nos profondeurs et agir en esclaves tout en croyant poser des actes libres.
[…] ”
Revue Française de Yoga, n°15, « L’énergie en question », janvier 1997, pp. 87-96.