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« Etre des artisans de vie grâce au corps que nous avons et au corps que nous sommes »

par Jean Marchal | Publié le 10 juin 2004

Le travail sur le corps est essentiel à l’éveil spirituel. Outre le contrôle des dynamismes pulsionnels, l’ouverture de l’âme à l’esprit passe également par la répétition de gestes harmonieux, propices à la découverte spirituelle. Bien plus qu’une enveloppe charnelle, le corps doit être perçu comme le réceptacle de l’âme, réceptacle qui, une fois travaillé, permet de rendre l’âme réceptive à l’esprit.

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LES DEUX FAÇONS DE VIVRE SON CORPS: « LE CORPS QUE L’ON A » ET « LE CORPS QUE L’ON EST »

K. von Durckheim distinguait «le corps qu’on a» du «corps qu’on est» à partir des deux mots désignant en allemand « Körper», le corps qu’on a, et « Le Leib» le corps qu’on est. Pour lui, le « corps qu’on a » est le corps vécu comme un instrument prostitué au service de l’ego et de son besoin d’avoir : désir d’appropriation et besoin de défendre son « territoire », avoir une bonne santé apparente, une réputation, une prestance, une puissante musculature, etc. Autant d’avantages entretenant le « moi existentiel» capable d’assurer le maintien dans l’existence d’une position avantageuse et d’une sécurité rassurante.

Ce corps qu’on a est tout simplement le corps physique vécu comme la possession de l’ego, le « faux propriétaire» qui l’attelle à la recherche de la posture et de la performance en général. Il y a toutes sortes d’exercices physiques visant à améliorer le côté fonctionnel et esthétique du « corps qu’on a» : sport, massages et autres soins du corps qui le traitent comme un instrument dont il s’agit d’améliorer performance et apparence. La médecine moderne est au service exclusif du corps qu’on a dont elle cherche à corriger les dysfonctionnements par des moyens exclusivement matériels en agissant sur l’organe souffrant et en ignorant l’interrelation des organes entre eux, du corps et du psychisme, de la personne avec son environnement et avec ce qui la dépasse.

La célèbre image du discobole grec (VIe siècle avant J.-C.) est l’expression même du « corps qu’on a ». Aimanté vers un but et une performance (lancer le disque le plus loin possible) dans une attitude déséquilibrée et tendue, il symbolise à la perfection la « conscience flèche » qui anime le corps qu’on a, toujours projetée vers le but à atteindre et jamais dans l’instant présent. Cette « conscience flèche », qui fait de chaque chose et de chaque situation un objectif comme l’archer avec son arc et ses flèches, est bien symbolisée par le discobole. Elle a dirigé tout le mouvement de la civilisation occidentale, très spécialement depuis la fin du Moyen Âge, tout entière tendue et orientée vers l’explication rationnelle du monde visible. De plus en plus affranchie depuis quelques siècles de toute référence à une intelligence contemplative orientée vers la transcendance, elle engendre la science matérialiste et le monde mécanisé et désacralisé, mais au service du «corps qu’on a ». Or, comme l’écrit Lanza del Vasto, « quand toute une civilisation s’épuise à tourner en rond de plus en plus vite et célèbre sa fièvre comme un signe de santé, c’est qu’elle est entrée en folie et court à sa perte » (Les Quatre Fléaux, éd. Delanoél).

Bref, cette attitude du discobole suggère bien le besoin mortifère de la science occidentale d’aller toujours plus loin et plus vite dans le déchiffrage des lois qui régissent le monde matériel, pour toujours plus le dominer et l’exploiter au profit des instincts les plus grossiers de l’âme. Le psychisme affranchi du pouvoir de l’esprit se trouve toujours plus asservi aux forces redoutables de la nature qu’il prétend dominer avec toutes les conséquences mortifères de plus en plus évidentes qui s’ensuivent: pollutions envahissantes, maladies nouvelles (vingt-huit en quelques années), Tchernobyl, etc. Ce qui nous renvoie à cette phrase évangélique: « Que sert à l’homme de conquérir l’univers s’il vient à perdre son âme?»

En opposition à l’image du discobole, l’image du Bouddha en méditation répandue dans tout l’Extrême-Orient symbolise parfaitement le sens du « corps qu’on est ». Assis fermement en posture de lotus, centré sur le hara, il n’exprime que le total lâcher-prise à toute préoccupation et à toute anxiété dans une « conscience coupe » qui est réceptivité de l’âme ouverte à l’esprit. Cette ouverture s’appuie sur le corps ainsi réintégré dans sa véritable finalité : servir de nid à l’âme pour permettre son éclosion en la lumière de l’esprit.”

Revue Française de Yoga, n°29, De la relation corps-esprit, janvier 2004, pp. 299-314

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