Femmes et déesses dans le monde hindou
Publié le 21 juin 2005
L’opposition entre Lakshmi, déesse du mariage, bonne épouse dévouée et soumise à son mari, présentée comme l’apothéose de la condition féminine et la Shakti, puissante, indépendante mais effrayante et entretenant des rapports ambigus avec le démon, révèle une société indienne globalement patriarcale.
Il est certes difficile de parler de la condition de la femme indienne en général. Ce n’est pas un état uniforme, et de multiples variables – régionales, religieuses, sociales, individuelles – viennent nuancer ou infirmer certains archétypes. Ce que je voudrais faire ici, c’est donner de la vie des femmes et des représentations du féminin, un tableau en mosaïque, fait de vignettes que j’organiserai autour de la relation aux déesses. Me situant dans un contexte hindou, plutôt centré sur l’Inde du Nord et le Népal, je mettrai en parallèle la diversité de la condition féminine avec une tripartition divine en trois figures féminines, trois déesses, ou bien encore trois formes de la Grande Déesse, qui seront à la fois les modèles et les référents des rôles féminins.
Lakshmî, SatîfPârvatî et Durgâ seront ces déesses. Lakshmî, l’épouse de Vishnu, concentre sur elle les représentations bénéfiques associées à la prospérité et à la fécondité paisible de la femme mariée. Durgâ, déesse généralement solitaire, incarne la puissance et même la violence de l’énergie féminine insoumise, de la possédée, de la sainte, de la « tantrikâ ». Moyen terme, pont entre ces deux pôles, Satî ou Pârvatî, l’épouse de Shiva unit le pouvoir de l’ascèse et sa « domestication » sous les lois du mariage ; elle préside ainsi à certains rites qui visent à assurer par le sacrifice le bien-être de l’époux ou la félicité conjugale. Mais il est bien évident que chacun des univers ainsi séparé se vit en complément des autres, que les rôles féminins et que les représentations ordinaires de la nature féminine conjuguent ces différents aspects, que les thèmes que je vais évoquer se répondent. Si à propos de Lakhsmî,
je parlerai du mariage, de la notion de bon augure (auspicieux) et des « servantes des dieux » (devadâsî), à propos de Satî/Pârvatî, des fêtes particulières aux femmes et de la sail (crémation des veuves) et enfin à propos de Durgâ, de la puissance féminine ou shakti, de la fête de Dashara et de la possession, des passerelles entre ces pôles s’établissent : ainsi une satî se brûle-t-elle parce qu’elle est le modèle de la bonne épouse (type Lakshmî) et parce qu’elle a le sat, la puissance de la Shakti. Et si Durgâ, d’après son principal mythe d’origine, concentre en elle l’énergie de tous les dieux, Lakshmî fut aussi, avant d’être considérée exclusivement comme l’épouse de Vishnu, associée à bien des dieux dont elle était la force fécondante.
I. LAKSHMI, LE MARIAGE ET LA FORTUNE
« Ce n’est que dans le mariage qu’une femme indienne s’accomplit. C’est pour elle l’équivalent de la cérémonie d’initiation du jeune garçon qui l’intègre à la société et l’introduit à ses devoirs religieux. Pour une femme, du moins selon les textes de l’orthodoxie brahmanique – mais nous verrons que les rites féminins ont parfois des aspects plus subversifs -, son dieu c’est son mari, son devoir religieux de femme – strîdharma – c’est de servir son mari, de lui complaire et de lui permettre d’accomplir son devoir en engendrant des fils qui assureront la continuité du culte lignager. »
« (…) l’épouse est en quelque sorte responsable du sort de son mari – nous verrons comment les rituels mettent cette idée en acte -, c’est à son mauvais karma ou à la faillite de ses soins conjugaux qu’est attribué son veuvage. D’où le mauvais sort fait en Inde aux veuves rejetées comme pécheresses et mises à l’écart comme femmes de mauvais augure. »
II. PARVATI, LES RITES CONJUGAUX ET LE SACRIFICE DE SOI
« En position intermédiaire dans mon schéma, Pârvatî, l’épouse de Shiva, incarne aussi bien l’épouse modèle que l’affirmation individuelle de la puissance. En elle comme en Shiva s’harmonisent érotisme et ascétisme. Elle est, nous dit le mythe, à la fois soumise à Shiva et celle qui le conquiert de haute lutte. Passionnée dans les jeux amoureux, elle l’est aussi dans la colère et sait alors devenir Kali, la noire, la terrible. »
La fête de Tij
« C’est sous le patronage de Pârvatî que se place la fête célébrée par les femmes au troisième jour du mois d’été de Sravan, qui, comme nombre de rites ou de voeux (vrata) purement féminins, vise à assurer une vie conjugale harmonieuse et avant tout la longévité du mari. Les femmes, durant Tij, suivent explicitement le modèle proposé par la déesse Pârvatî ; elles jeûnent et s’adonnent au culte de Shiva tout en le séduisant par leur parure et leur danse. Tij est à la fois érotique et ascétique, voué au plaisir et à l’ordre matrimonial. »
La satî
« Ainsi a-t-on appelé la femme qui se brûle sur le bûcher funéraire de son mari. Au-delà de l’horreur de cette pratique anciennement attestée, il faut comprendre ce qu’elle signifie, quel sens elle prend pour les femmes qui en sont les victimes et aussi les actrices. Car elle s’inscrit dans une logique qui est celle du strîdharma, du devoir des femmes, mené jusqu’au sacrifice ultime qui est sacrifice de soi.
La sail n’est pas une veuve, elle ne connaît pas l’infortune du veuvage si, lorsque son mari meurt, elle annonce son intention de se brûler avec lui. C’est revêtue de son sari de mariage et de ses bijoux, ornée et parée comme une jeune épousée qu’elle accompagne son époux dans la mort. De même que dans la norme brahmanique, elle était à ses côtés lorsqu’il offrait des sacrifices aux dieux, elle reste à ses côtés, comme sa moitié, pour offrir ce sacrifice ultime qu’est le corps dans la crémation. Par ce don d’ellemême, elle assure à son mari et à ses ancêtres, l’éternité, la plénitude dans l’au-delà, et nombre de récits insistent sur le « sauvetage » qu’opère la satî de son mari pécheur ou même criminel. »
III. DURGA : LA SHAKTI
« Incarnée dans la, ou les déesses, la Shakti représente le principe actif, l’énergie, ce qui pousse les dieux à agir. Proche de la terre et de ce monde, la Shakti habite la multiplicité des déesses qui partout en Inde protègent le territoire, veillent sur les hommes, écartent les démons – avec lesquels elles entretiennent parfois des relations ambigues. Si Shakti est l’énergie cosmique, la force de la nature – Prakriti -, celle qui permet la création, qui fait advenir le monde, elle peut aussi être considérée comme celle qui écarte de la Connaissance, qui retient les êtres dans les filets de l’illusion, Mâyâ, celle qui aveugle. Nécessaire et dangereuse, elle est au monde ce qu’est la sexualité des femmes à l’ordre social. »
« On comprend aisément que, dans une société de type patriarcal, Durgâ ne soit pas érigée en modèle de la condition féminine. L’affirmation solitaire de la force souveraine de la Shakti n’incite pas à la soumission conjugale, aussi retrouve-t-on plus souvent Durgâ invoquée par des femmes en marge. Femmes possédées, femmes saintes, qui font de l’identification à Durgâ la justification de leur statut exceptionnel. »
BHARAT MATA
« Bharat Mata la flamboyante, la tigresse, est peinte comme une Durgâ féroce contre ses ennemis – les Musulmans – mais aussi comme une tendre mère pour ses enfants. Elaborée comme une image englobante du divin féminin, elle est utilisée comme véhicule de l’hindutva – l’« hindouité » des fondamentalistes – et de l’ordre établi. »
« Peut-on pour conclure invoquer un autre modèle mythique féminin ? Celui de Draupadî dont P. Agarwal nous dit que le nom est si peu souvent donné aux femmes contrairement à Sîtâ ou Savitrî, car « Draupadî est l’archétype mythologique de la femme à la sexualité active et à la forte personnalité. C’est de ce type de femme que le discours culturel patriarcal est mortellement effrayé ». »
Revue Française de Yoga, N°19, « Religions en Inde aujourd’hui. », février 1999, pp.165-180.