Flexion, tonus musculaire et arrière-plan émotionnel
Publié le 17 mars 2004
On appelle substrat postural l’ensemble organique global qui conditionne l’activité de tout individu. Il est normalement assez malléable. Mais la succession de situations stressantes peut finir par le figer dans un type donné. Un véritable travail psychosomatique est alors nécessaire pour enr retrouver la fluidité. Le yoga permet ce travail.
[…] Il y a deux mille ans déjà, Patanjali nous enseignait, avec simplicité et clarté, anticipant la moderne découverte scientifique du stress, que la souffrance est le fruit d’une mauvaise adaptation à I’impermanence de l’existant, car l’homme mémorise et interprète, craint et espère, regrette et projette, en cherchant le permanent là où il ne peut pas être, c’est-à-dire dans le devenir, en s’opposant ainsi à ce qui est, à la nature même de l’existant (Yoga Sûtra 11, 15). Patanjali nous donne jusqu’à la description d’un véritable « Syndrôme Général d’Adaptation » avant la lettre, en affirmant que les troubles de la conscience (citta vikshepa) sont accompagnés de symptômes (sahabhûvah) de nature manifestement psychosomatique. […]
L’ÉMOTION
Du latin ex-movêre: éloigner, ébranler, le terme émotion suggère l’idée d’un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur et à caractère troublant, une altération momentanée de l’adaptation aux événements de la vie, une sorte de trouble qui parfois devient lui-même facteur d’adaptation, mais qui, la plupart du temps, reste modestement une soupape de défoulement, ou de refoulement…, répétitive et mécanique.
Il est désormais devenu classique de décrire les nom-breuses corrélations « somatovégétatives » des diffé-rentes émotions ; bien qu’il existe des corrélations spécifiques pour chacune, toutes les émotions présentent une base commune : l’altération momentanée de la balance neurovégétative. Que l’on soit dans la joie euphorique ou dans la colère, dans l’angoisse ou dans la peur, il existe généralement une réponse de type orthosympathique avec activation de la vigilance. Celà explique l’accélération du rythme cardiaque et respiratoire (le coeur qui bat, le souffle court), le freinage de la motilité digestive (le coup à l’estomac) et une hausse du tonus musculaire (on se raidit, on claque des dents, on tremble).
Mais que la colère laisse la place à la dépression, au chagrin, à la culpabilité et on verra le rythme cardiaque se ralentir avec le souffle, la vigilance baisser avec le tonus musculaire. Dans les cas extrêmes de terreur et de détresse, le tonus musculaire peut chuter jusqu’à la flaccidité et la vigilance se perdre dans l’évanouissement ; quant à la motilité viscérale, elle pourra s’exaspérer jusqu’au relâchement réflexe des sphincters, dans un climat à dominance parasympathique.
A côté de telles corrélations corporelles bien sensibles, il en existe d’autres moins apparentes et donc plus insidieuses qui agissent plus profondément dans l’organisme : certaines constantes biologiques peuvent s’altérer, on peut noter l’augmentation des globules rouges du sang, de sa teneur en sucres et en graisses, et de la production hormonale de certaines glandes (thyroïde, surrénales, etc).
Nous pouvons facilement envisager les conséquences de tout cela quand l’émotion devient répétitive, une sorte d’habitude (habitus = attitude, vêtement, comme une deuxième peau), une tendance chronique.
De toutes ces considérations, il est aisé de comprendre que l’émotion est en réalité un phénomène très proche du stress, cette découverte scientifique des années 50 qui a influencé depuis la médecine occidentale de façon irréversible. Hans Selye, le premier à l’avoir mis en évidence, le définit comme un « Syndrôme Général d’Adaptation »: ce sont les phénomènes physiologiques qui accompagnent l’adaptation aux changements du milieu, aux provocations de la vie. L’organisme répond par une série de modifications qui lui assurent la survie en soutenant un comportement d’attaque ou de fuite (« fight or flight ») ce binôme archaïque du cerveau animal, tout à fait fonctionnel aussi longtemps que la survie biologique est concernée, est encore bien présent en nous actuellement, mais relégué généralement au niveau psychologique où il introduit une modalité dualiste et conflictuelle.
Il semble évident que dans le cas d’émotions intenses et à répétition, comme dans celui de stress prolongé ou chronique, surtout de nature psycho-affective, dans lequel les réponses physiologiques ne peuvent pas être consommées dans l’action, I' »Adaptation » devient une « désadaptation », un équilibre « déséquilibré » et pathologique, maintenu au prix coûteux d’un effort permanent mais inefficace. Cela finit par déterminer chez l’individu une tendance chronique à un type de comportement et d’humeur, à un tempérament.
Les tissus et les organes du corps, champs de densification différente dans le continuum énergétique (biophysique, biochimique) seront eux aussi désadaptés, en effort permanent, jusqu’au dysfonctionnement, jusqu’à la maladie dans le développement extrême du processus.
Parmi toutes les corrélations somatiques des émotions et du stress, une aura retenu notre attention: l’altération du tonus musculaire.
LE TONUS MUSCULAIRE
La physiologie nous apprend que tout muscle est constamment dans un état de tension plus ou moins importante (comme la corde d’un arc). Même un muscle au repos possède une légère tension, une contraction minimale, qui est appelée tonus musculaire, et qui résulte d’une stimulation constante réflexe du nerf moteur. C’est grâce à une telle tonicité de base que les muscles ont une qualité élastique et tirent sur leurs insertions en maintenant solidaires les différentes pièces osseuses du corps, dans la forme propre du corps, à défaut de quoi nous serions comme des pantins désarticulés On pourrait donc dire que c’est en partie le tonus musculaire qui donne une forme à notre corps, et que si le degré du tonus change, la forme du corps sera modifiée. Cela semble particulièrement vrai pour la forme de l’axe vertébral.
Or, le tonus musculaire est une variable proportionnelle aux besoins de l’individu (comme la tension de la corde de l’arc), et est influencé par de nombreux facteurs: l’état de santé, la température, l’alimentation, les émotions et la volonté. Nous y reviendrons. Pour l’instant, disons que si, pour une raison quelconque, le degré du tonus musculaire est trop élevé, le corps sera trop tendu, dur et raide, trop compact, dans une condition d’effort permanent et une fatigue plus ou moins latente. Il sera inefficace par excès (la corde de l’arc étant trop tendue, la flèche dépasse le but). Quand, inversement, le degré de la tonicité est trop bas, insuffisant, le corps est alors trop fluide et laxe, inefficace par défaut (si la corde de l’arc n’est pas assez tendue, il sera impossible de lancer la flèche). Mais, dans ce cas aussi, il y aura effort pour le moindre acte à accomplir, dans une perte constante d’énergie et de vitalité. […]
LE « SUBSTRAT POSTURAL »
Le tonus musculaire fait donc partie de ce qu’à Lonavla on appelle « substrat postural » (« postural substrate ») et qui est défini comme « un arrière–plan organique global qui permet et influence toute activité de l’individu, un « ensemble de réponses neuro-musculo-endocriniennes qui sous-tend toute attitude corporelle et d’où résulte une continuité d’arrière-plan pour le caractère général du comportement d’une personne donnée ». Normalement, ce substrat postural est dans un état relativement fluide et peut se modeler facilement: le corps aura alors une souplesse harmonieuse. Mais si des troubles (des stress) d’une quelconque nature surviennent, l’individu devient progressivement stéréotypé dans ses réponses et le corps est alors « rigide », qu’il soit raide ou hyperlaxe, dans une attitude répétitive, vieille.
Parfois, cet arrière-plan arrive à une sorte de fixité, lors de pathologies telles que certaines psychoses, ou devient instable ou cyclique, comme dans certaines névroses. Mais le « pathologique » ne démarre-t-il pas dans la soi-disant « normalité »? Qui d’entre nous, enseignant de yoga, n’a pas observé chez ses élèves des différences de « vibration musculaire », c’est-à-dire de réponses toniques, allant d’une stabilité pleine et souple jusqu’à une inconsistance presque visiblement douloureuse, en passant par toutes les étapes intermédiaires? Et qui n’a pas observé chez soi des modifications toniques selon les périodes de sa propre évolution? […]
Revue Française de Yoga, n°10, « Flexions et enroulements », 1995, pp. 85-104.