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Gertrude d’Helfta : une initiatrice à la mystique de l’amour divin

Publié le 22 septembre 2003

Gertrude d’Helfta, moniale du XIIIe. siècle, a fait l’expérience de la révélation divine. L’amour divin s’est en effet révélé à elle dans sa plénitude, et toute sa vie est celle d’une mystique exemplaire. Reconnue parmi les moniales pour sa sagesse, elle fait rayonner intensément autour d’elle cet amour qui semble l’irriguer.

« Elle ne ressemble à aucun Maître spirituel. Elle en a inspiré cependant des plus grands, par exemple, plusieurs siècles après sa mort, Thérèse d’Avila et François de Sales. Elle ne fut ni maîtresse des novices ou des études, ni Prieure, ni Abbesse, ni fondatrice d’ordre ou de couvents, ni directrice attitrée des consciences, ni conférencière, ni responsable de formation. Mais elle rayonnait par son exemple. Le monastère où elle vécut ayant été dévasté, ce n’est que deux siècles et demi après sa mort que furent découverts les manuscrits où se trouvaient consignées ses méditations et réflexions, ses visions et révélations. Ces textes étaient écrits par elle ou, lorsqu’elle tomba malade, dictés à des religieuses, ses confidentes. Bien que des psychologues puissent y trouver leur pâture, c’est d’abord une vie spirituelle d’une extraordinaire intensité que ces textes retracent, dans un style vibrant d’images et de sensibilité. C’est avec l’accord et même l’encouragement de ses Supérieures que Gertrude d’Helfla (1256-1301) accepta de communiquer ainsi son expérience du divin amour, non point pour tracer une voie ou un modèle de perfectionnement, encore moins pour se donner en exemple, mais pour inciter lecteurs et lectrices à connaître eux mêmes les joies et la force d’un tel amour, et pour montrer comment une vie ainsi transfigurée pouvait subsister en un monde de violence et de corruption.

Ce Moyen-Age du 13ème siècle était lourd de contradictions. Guerres féodales et croisades, dégradation d’une partie du Clergé, expansion des hérésies et inquisition contrastent avec l’édification des cathédrales et des Sommes théologiques, l’entrée de l’aristotélisme dans la spéculation chrétienne et une recherche scientifique plus rationnelle, la poésie des troubadours et des chansons courtoises, la fondation des ordres mendiants, franciscains et dominicains. Le long de la vallée du Rhin, de la Rhénanie aux Pays-Bas, un mouvement de réforme spirituelle et sociale grandissait parmi les femmes. Surnommées les Béguines, mot d’origine incertaine, elles appartenaient à un milieu généralement riche et cultivé. Dès la fin du 12ème siècle, elles apparurent en réaction contre une société cupide et dissolue, où s’accusaient de plus en plus les différences entre riches et pauvres. Femmes douées et ferventes, en famille ou se réunissant entre elles, sans voeux monastiques, séculières et laïques, elles menaient une vie généreuse et dévouée, à la fois contemplative et active. Elles inauguraient ce que l’on a appelé la mystique nuptiale, de tonalité affective, par distinction avec la mystique du Verbe ou de l’Etre, de caractère spéculatif. Sans doute se trouvaient elles sous l’influence de Saint Bernard, le Doctor mellifluus, le réformateur cistercien et l’auteur d’un chaleureux commentaire du Cantique
Des Cantiques. […]

L’influence des poètes mystiques soufis, arabes et persans, n’est pas non plus à exclure. Elle s’était en effet infiltrée depuis des siècles en Europe, remontant au Centre par les vallées du Danube et du Rhin, mais surtout à l’Ouest par l’Espagne jusqu’aux Flandres. Avec l’amour courtois des trouvères et des troubadours, avec l’ittihâd, la foi en une fusion unitive, elle introduisait un souffle de sensibilité jusque dans l’expression des rapports avec Dieu. […]

Plusieurs de ces béguines finirent par se retirer dans des cloîtres. Elles n’y étaient pas toujours admises sans réserve. Leur attitude à la fois critique à l’endroit du Clergé, indépendante et souvent exaltée -à ne pas confondre avec charismatique- inclinait les communautés régulières à craindre en elles des hérétiques ou des trublions. L’une d’elles, toutefois, en 1270, vers l’âge de cinquante ans, sans émettre les voeux monastiques, vint vivre au Monastère d’Helfta, où elle mourut douze ans plus tard vers 1282. D’une très grande culture, Mechtilde de Magdebourg y acheva un livre qui fera date dans l’histoire de la vie mystique, Lux Divinitatis (La lumière de Dieu remplissant les coeurs de vérité). Elle y rencontra une jeune moniale, Gertrude, née en 1256, qui était entrée an couvent dès l’âge de cinq ans et y vécut jusqu’à sa mort, le 17 novembre 1301. Pendant les quelques douze années de leur vie commune, entre les murs du monastère, la religieuse put bénéficier de l’expérience et de la sagesse de la savante laïque. Elle a tracé de son aînée un émouvant portrait, en évoquant « l’heureux trépas de la sainte béguine ». Deux ans avant la mort de celle–ci, le 27 janvier 1281, se produisit dans la vie de Gertrude, vers ses 25 ans, ce que l’on a appelé sa « conversion ». C’est le nom donné à son soudain passage d’une vie studieuse et régulière, mais un peu tiède, à la ferveur mystique du divin amour, accompagnée de visions et de révélations. Son état maladif s’aggrave, l’empêchant d’assister aux offices, mais non de méditer, d’écrire, de dicter et de vaquer humblement, dans toute la mesure de ses forces, aux oeuvres d’entraide et de charité. Dieu n’est plus seulement pour elle l’objet de sa foi, de son espérance et de son amour, il devient, en la personne du Christ, le sujet vivant en elle, elle vivant en lui, dans une commune pulsion d’amour, chacun d’eux entièrement saisi et saisissant.

Pendant huit ans, après cette conversion, elle hésite à se confier par écrit. Elle travaille avec les autres soeurs dans les ateliers des copistes, d’enluminure, de broderies et de dentelles. Mais, approchant de 34 ans, encouragée par ses Supérieures et son entourage, elle consent en 1289 à
« découvrir les faveurs spéciales reçues du Seigneur ». Du point de vue théologique et littéraire, elle est parfaitement armée pour s’exprimer. Elle lit, écrit, parle aussi bien en latin qu’en allemand.Elle connaît la Bible, et surtout les Psaumes, le Cantique des Cantiques, Saint Jean et Saint Paul, les oeuvres des fondateurs Saint Benoît et Saint Bernard, des Papes comme Grégoire le Grand, des Pères de l’Eglise, le Pseudo-Denis l’Aréopagite, Saint Augustin, en particulier les Confessions, les théologiens Hugues de Saint Victor et Guillaume de Saint Thierry, les dominicains et les franciscains qui venaient à l’Abbaye, etc. Ayant assimilé les doctrines les plus orthodoxes, elle se distingue aussi par ses dons littéraires, par la richesse parfois surprenante du vocabulaire, par l’élégance du style, la poésie des images et des symboles. Elle présente ses expériences intérieures, non pour s’en glorifier, mais pour servir celles et ceux qui les connaîtront et voudront s’engager sur cette voie de l’amour divin. Son enseignement n’a rien de théorique. S’il propose parfois un certain ordre dans la méditation, il le fonde sur le cheminement de la vie intérieure, tel qu’il a été réalisé avant elle et par elle. Elle n’écrit ou ne dicte que dans le sentiment « de [son] indignité et de sa faiblesse… Je n’ai point d’autre pensée, Seigneur, que de demander pour elles (« les âmes », qui sollicitent ses prières et ses directives) I ‘accomplissement, en chacune, de votre volonté toute bienveillante ». Elle n’a pas d’autre prétention que d’être une « maîtresse d’oraison par le récit de ses pratiques et réflexions, de ses souffrances et de ses joies. Même ce simple rôle d’enseignement par le découvrement de sa vie personnelle affecte son humilité, tant elle se sent indigne par sa petitesse de participer à l’oeuvre salvifique du vrai Maître. Elle se sent plutôt vouée au silence. A lui de parler et d’agir. Elle entend alors le Christ lut dire « Si ta volonté se housse jusqu’à consentir librement, quelque pénible soit ce labeur, tu auras parfaitement, selon ta mesure, contribué avec moi à mon oeuvre » (III,29). Le test le plus sûr d’un véritable maître spirituel est son humilité. Elle se manifeste toujours par une référence à un autre Maître, considéré comme l’initiateur originel, de qui le Maître en exercice a reçu l’enseignement et comme la charge, l’investiture, de le transmettre.

Sa réputation de sagesse, de savoir, de sainteté, se répand et attire à Helfta visiteurs et visiteuses en quête de conseils. Autour d’elle, sans qu’elle y prenne garde, c’est un concert d’éloges, d’admiration, venu de l’extérieur comme de l’intérieur du couvent. Tous ceux et celles qui l’approchent louent ses vertus de simplicité, de bonté, de pureté, de fidélité. […]

Le langage affectif de [ses] écrits déconcerterait plut d’un lecteur par son ton d’un audacieux réalisme pour exprimer l’amour, quand il s’agit d’amour divin. C’est le langage de la mystique nuptiale (Brautmystik). Ce langage s’inspire du Cantique des Cantiques, mais ne prend tout son sens, lui aussi, que par une référence implicite à l’union transcendante « Au regard superficiel, cette mystique nuptiale semble copier dans son attitude et son vocabulaire la passion profa-ne pour une vue plus profonde, elle rend simplement à Dieu ce qui est à Lui, ce qui est en Lui, et n’a jamais existé ailleurs que comme une parodie désespérée ». Les élans du coeur, les gestes physiques de l’amour, le don de tout son être ne sont décrits que pour témoigner d’un retour sans réserve au sein du Créateur, qui a donné de son Etre même à la créature humaine par sa volonté vivifiante. De part et d’autre, il ne peut exister de rapport plus intime et plus total que dans l’amour.

Beaucoup de ces images sont aussi tirées des écrits Johanniques, Evangile, Lettres, Apocalypse, et librement interprétées, comme des figures qui s’enlacent dans un rêve. Le symbolisme nuptial apparaît comme un moyen de traduire l’ineffable, de rendre l’abstrait quasi sensible et le sensible spirituel. Ce que l’image peut présenter comme excessif, voire déplacé, et même inconvenant, tend justement par sa polyvalence symbolique a faire éclater les limites de la parole et de la représentation. C’est l’élan d’un désir infini, d’un amour indicible, vers une union où s’efface la différence « Ne plus rien avoir, inépuisable richesse »: être avec l’Etre.
[…]

Cette mystique de l’amour divin, très libre dans ses formes et son évolution, suppose une solide structure mentale et morale. Elle contribue â l’édifier et a la consolider, elle peut aussi l’ébranler. Plus son expression verbale se rapproche de la réalité, plus elle est imagée et métaphorique, plus elle risque, en effet, d’avoir de redoutables résonances sur une imagination et une affectivité désorientées. Mais, au contraire, si l’on dépasse les apparences pour en atteindre le sens profond, et en vivre, l’équilibre intérieur se confirme. A propos de Thérèse d’Avila notamment, Bergson observait que les vrais mystiques témoignent en général du plus sûr bon sens dans leurs jugements et leur conduite.
[…]

Le désir d’un incessant progrès se mue parfois en une attente quelque peu impatiente. Si noble peut-il être, un désir insatisfait ne doit pas être ressenti comme un signe de démérite ou d’abandon. Comme elle demandait un jour au Seigneur de l’alléger de ses souffrances pour qu’elle puisse assister à l’Office conventuel et à la célébration d’une fête, elle entendit cette réponse : « Sache que, si Je t’exauce pour que tu puisses te rendre à mon service, c’est comme si je te suivais dans le parterre de ton choix. Si, au contraire, je ne t’exauce pas et que tu persévères dans ta patience, c’est comme si tu me suivais dans le parterre de mon choix. Je trouve en effet plus d’agrément en toi dans l’état du désir parmi la souffrance qu’en celui de piété satisfaite. » Le chemin de la recherche spirituelle passe, non pas immédiatement par la satisfaction et la joie, mais par l’acceptation de l’épreuve, par la non-satisfaction du désir, pour s’en remettre totalement à la conduite de l’Aimé. Cet abandon à sa volonté est le seul désir inextinguible, si le Maitre auquel se soumet en définitive le spirituel en recherche est vraiment le Seul Seigneur Dieu. […] ”

Revue Française de Yoga, n°1, « De maître à disciple », janvier 1990, pp. 25-38.

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