Initiations hindoues : naissance au soi par la médiation du maître
Publié le 07 février 2004
Caractérisée par un ritualisme formel marqué, élaboré au fil de l’exégèse comme de la pratique, la progression initiatique semble extrêmement contraignante dans la tradition indienne. Or, si certes elle est rigoureuse, elle est non moins libre : à chaque être sa voie, unique et propre, originale.
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L’autorité revêt trois formes différentes : celle du maître en théologie qui transmet un savoir, celle du prêtre ou hiéreute qui est fondée sur une délégation de pouvoir par l’institution et celle du maître spirituel qui s’appuie plus sur un charisme personnel que sur l’existence d’un pouvoir officiel. Elles se retrouvent plus ou moins dans le contexte indien, mais nous nous intéresserons ici plus particulièrement à la troisième catégorie. Elle repose sur trois fondements : non pas le pouvoir mais l’expérience, un savoir-faire plus qu’un savoir à transmettre, et la paternité spirituelle qui oriente vers l’engendrement, « accoucher un autre soi-même qui soit justement un disciple, c’est-à-dire un éveillé dans l’ordre de l’esprit « . Celui-ci n’est pas convié au mimétisme mais à entrer dans un rapport de filiation pour assimiler l’ensemble de ce que propose le maître.
La tradition jouera aussi son rôle dans ce domaine mais selon des tonalités diverses car même si l’hindouisme appartient à la catégorie des religions à textes fondateurs, la place de l’écrit (textes et commentaires) ne constitue pas une exclusive car la « parole vivante » qui jaillit du contact interpersonnel sera de plus en plus déterminante. La parole du maître se conçoit bien comme oeuvre de tradition en ce que lui-même s’inscrit dans une chaîne de témoins qui assure la transmission car « la vie peut devenir miroir du texte et inversement le texte devrait être miroir de la vie ». Cela implique bien sûr des conditions de la part du disciple dont la démarche s’enracinera toujours dans un besoin impérieux de connaître ou de se connaître. Cela se traduit par la présence d’une question au départ de cette relation. Elle peut paraître un peu formelle dans certains contextes mais elle indique toujours que le disciple doit accepter sa vulnérabilité et la supériorité de son maître en développant des attitudes de confiance et de soumission. La mise en oeuvre de tous ses sens en particulier l’ouïe, la vue mais aussi le goût (sagesse vient de sapientia qui veut dire « avoir du goût » comme le fait remarquer C. Géffré) manifeste le caractère englobant de cette initiation où le maître « n’apprend pas uniquement à se conduire dans la vie, entendu au sens domestique et social, mais à s’accomplir en un sens ultime « . […]
L’émergence de cette relation de maître à disciple caractérise fortement l’Inde depuis des siècles car elle constitue un pôle structurant de son système social. La société de caste marquée par la supériorité brahmanique, matrice de la relation maître/disciple, s’est élaborée sur la base d’un patrimoine de pensées transmises et commentées qui propose une vision du monde. Le Veda, cet ensemble philosophico-religieux de textes, se répartit en quatre grands ensembles dont la base est constituée des quatre samhitâ ou « collections » complétées par trois autres catégories de textes les Brâhmana, les Aranyaka et les Upanishad. Le tout forme la shruti, la révélation, où se forge cette nécessité d’une transmission. L’étymologie nous donne déjà quelques indices, car si Veda vient d’une racine qui exprime l’idée de vision, celle de shruti (shru) signifie « entendre ».
La notion de parole s’avère essentielle dans cette tradition religieuse qui sera longtemps orale avant d’être écrite. Elle joue le rôle de principe fondateur du monde car à chaque réalité est associé un germe sonore: nommer les choses revient à détenir un pouvoir sur elles. Cette puissance divine du langage se concentre sur la syllabe AUM qui est revêtue d’un caractère sacré. Le védisme s’organise autour de ses hymnes anciens, témoins de cette lumière reçue sans intermédiaire par des personnages mythiques sans réelle identité propre, et de leur interprétation rituelle (Brahmana). Les pratiques sacrificielles servent de toile de fond à l’enseignement védique où perce une nostalgie envers le temps des origines, cet au-delà du monde visible. Mais ce monde des dieux, comme ses mystères, n’est pas accessible à tous et sans préparation. Les Brahmanes, détenteurs de ce savoir cultuel, se trouvent dès lors en position dominante. Et puisqu’ils sont les premiers acteurs du sacrifice védique, c’est à eux que s’adressent en premier lieu les instructions sur l’initiation, consignées aussi bien dans l’Atharva-veda que dans les Brahmana ou les Upanishad.
Il convient ici de décrire brièvement cette hiérarchie sociale qui s’organise fondamentalement sur cette notion de sacré et la polarité pur/impur, aussi bien pour la division en quatre classes (varna) que la subdivision en une multitude de castes (jati). Des quatre varna, non seulement la première mais aussi celles des kshatriya (guerriers) et des vaishya (producteurs) sont concernées par l’initiation tandis que les shudra (serviteurs) n’y ont pas accès. A ce premier élément, qui définit l’hindou jusqu’à aujourd’hui, s’ajoutent trois autres (ashrama, samskara et les trois dettes) qui, chacun à leur manière, éclairent l’enjeu de la transmission. Les âges de la vie (ashrama) déterminent pour chaque phase une occupation bien précise. Or le premier prévoit l’étude qui fait du jeune garçon un brahmacârin. Ensuite il sera maître de maison (grihastha) tenu de pratiquer les sacrifices et d’avoir un fils qui lui permettra dans un troisième temps de se retirer (vanaprastha) à l’écart avant de finir dans le renoncement total (samnyâsa). […]
Aujourd’hui la période d’études (brahmacârya) est devenue, dans certains milieux, secondaire ou quasi-inexistante: l’initiation se fait en quelques heures ou quelques jours. Mais la symbolique de l’entrée dans la véritable vie demeure comme l’indique ce geste du père, rem- plaçant le guru, qui en prenant son fils sur ses genoux atteste « qu’il adopte son fils qui vient de renaître ».
Cette cérémonie qui « n’a guère évolué depuis l’époque classique » (M. Defourny), se décompose en cinq moments dont le premier consiste pour le jeune à se présenter devant son futur guru pour lui demander d’accéder au statut de brahmacârin. Il reçoit alors le cordon sacré qui l’accompagnera toute sa vie ; sa composition, trois fils tressés, est très symbolique puisqu’il évoque la triade (Brahman, Vishnu, Shiva ou Sat-Cit-Ananda) mais aussi les trois principaux Veda. Ensuite le guru pose la main sur le jeune et prononce une prière signifiant qu’il le prend en charge en l’invitant à la soumission : « Laisse ton coeur suivre le mien. Exécute avec un esprit indivis ce que je te dis. Puisse Brihaspati te confier à moi ». Puis vient un échange où le maître donne les instructions de base (pratiques ascétiques : alimentation, sexualité…) de la future vie de l’étudiant brahmanique, lequel donne son assentiment. Il se conclut par la délivrance de la formule sacrée (tirée du Rig Veda III, 62.10 : la prière solaire que nous retrouverons dans les textes étudiés). Enfin la célébration se termine par l’offrande d’une première bûche au feu sacré. De cette description sommaire, nous pouvons déjà dégager quelques notions-clés : la parole, le feu, l’obéissance et le cadre de vie spécifique.[…]
La lumière symbolise la connaissance véritable qui assure la conduite de la vie et procure la délivrance. Et l’identification dieu/guru renforce la valeur de l’enseignement et sa visée ultime: le retour ou la fusion au principe divin que va développer nettement le Vedanta. Ceci est déjà plus qu’en germe dans les Upanishad comme le montre cette autre description du guru qui « doit être versé dans les Écritures et établi en Brahman » (Mundaka Up. I, 2.12).
Il y a donc bien un passage obligé par l’étude qui correspond à la première étape de la vie de l’hindou de caste; mais celle-ci, visant la libération de l’individu, déborde la période du brahmacârya. […]
L’approche védantique
Même s’il n’est pas l’initiateur de ce courant qui marque à la fois un terme et un accomplissement de la tradition védique (les Vedânta sûtra ont été élaborés vers le 4 – 6 siècle ap. J.-C.), Shankara, qui naquit au Kérala seulement au 8è siècle, constitue la référence majeure de ces commentaires des textes sacrés. […]
Si l’objectif demeure toujours la transmission de cette illumination intérieure, la place du guru ne sera pas toujours aussi explicite et prégnante que chez Shankara. Avec lui l’enseignement passe encore largement par l’apprentissage des textes et des commentaires qui assignent au maître une fonction d’instructeur et de guide qui accompagne son disciple pour le faire « progresser sur les voies de l’esprit… opérer un retour sur lui-même, simplifier son âme… » Mais à d’autres époques ou selon d’autres « écoles » la figure du guru aura tendance à s’estomper car l’illumination s’effectue avec plus de soudaineté, voire de fulgurance : quelques paroles, un geste ou un regard, sorte de « foudre spirituelle » qui laissent « une trace profonde et réorientent une existence ».75. Citation par G. Bugault, op. cit, p. 25. […]
La méthode du shivaïsme du Cachemire
L’oeuvre d’Abhinavagupta , Tantraloka (Lumière du Tantra), qui fut un maître du shivaïsme du Cachemire au 10è siècle, fait écho à cette seconde approche de la relation maître disciple. Il estime que seuls les hommes qui auront recours à un maître sont ceux qui ont été « flairés » par la grâce, et que cela dépend du choix souverain de Shiva qui « librement dispense sa grâce et se révèle en sa véritable nature ». En définitive on peut le considérer comme l’unique guru car il est « universelle conscience, Je absolu » qui par son énergie met en oeuvre la relation effective entre un maître et un disciple. […]
Dans cette approche la grâce peut être obtenue par soi-même dans un éveil spontané mais aussi à l’aide des textes sacrés et d’un maître. […]
Revue Française de Yoga, n°24, « Commencements », juillet 2001, pp. 13-38.