Je suis née, je crée, j’existe
Publié le 30 septembre 2003
L’artiste sent la vie dans ses détails les plus infimes : il la voit, la touche, la respire, l’entend et la goûte, bref il la perçoit toute avec sa sensibilité. Une sensibilité omniprésente qui rappelle celle de l’enfant. L’art de l’enfance vu comme l’enfance de l’art; la naissance d’un homme vue comme l’art qui enfante…
« « Je suis née » à la forme passive si je le souhaite, ce qui peut se penser tel « j’ai reçu la vie », tout autant qu’activement je peux dire que « je suis venue au monde ». Néanmoins, ma volonté s’anéantit si j’envisage ma « maculée – conception ». Je reviens donc à l’involontaire « je suis née »,d’au moins un désir, même si je peux supposer être née d’une bêtise, entendons d’au moins un désir par inadvertance, peut-être de deux par mégarde, cela pour le pire. Le meilleur constaté étant qu’on m’a donné la vie, car si je l’ai reçue, je ne l’ai pas volée ou alors, si elle volait, je l’ai bien saisie. D’où le fait que « je suis venue au monde ». Premier acte; le deuxième étant que ça a dû vraiment me plaire, sinon, me connaissant, je l’aurais laisser tomber…
Sans anticiper toutefois, du « je suis née » gardé intact, se rajoute derechef l’objet en question: à quoi?
C’est bien à la vie, n’est-ce pas? Ce qui veut dire qu’il fut un temps où, absente par évidence, je n’y étais pas (née), et qu’ensuite, j’y suis en plein dedans, soit présente « au monde venue ».
De là, quelle différence?
Je peux toucher?
Dans tous les cas de figure, cela me touche: « en plein dedans », pour ce qui est « d’être née ». Je reçois de la différence. Je rencontre directement, par perceptions successives, l’attrait ou le rejet, mise en scène de ma capacité à me laisser séduire ou de ma résistance à une pénétration extérieure.
Si le but du jeu de la soudaine présence au monde consistait à dessiner les traits fondateurs de l’essence de l’Etre, il trouverait certainement dans ces interactions sensorielles les règles suffisantes, d’autant que celles-ci, conséquemment, travaillent en parallèle à l’ébauche spatiale du monde dans lequel je viens; ce contact immédiat figurant bien ce qui n’est plus pareil: je touche et je suis touchée. Ma sensibilité prend note et, en géomètre, mesure l’esquisse d’un lieu de résonance.
Car, de surcroît, se déploie l’offre d’un temps qui répète et multiplie de l’information ainsi, par échanges, dont l’inventaire, si je mémorise bien, en faisant l’addition, reconstitue l’ampleur de possibles aux propositions allant toujours s’élargissant, il faut bien le dire, à l’infini. Le « plus pareil » n’en finit pas de se décliner, de venir à moi, de se donner à mon toucher.
Cette vie reçue est d’une provocation insolente! Forme passive pratique: je n’y suis pour rien. Je m’étonne… Il n’empêche que cela me touche vraiment, ça me dit quelque chose… Il y a de la jouissance curieuse dans l’air, ça se respire, se sent, ça s’entend, ça se goûte, se regarde, ça se saisit, se palpe. Tout le « je » venue au monde est tantôt une oreille absolue, tantôt un lot de doigts, ou encore une inspiration odorante, ou bien la peau entière frémissante vers les caresses d’autres peaux, voire d’un air frais; c’est aussi un appétit du dedans comblé d’une douce chaleur par refrains enchanteurs, où le « je » se fond littéralement au coeur délicieux d’une symphonie sensorielle dont la lumière blanche frémit: l’éblouissement incessant par feuillages répétés, traçant d’en haut, les cercles colorés qui dodelinent au gré d’un vent embaumé, à l’heure de la succion sacrée du lait maternel, tendre et tiède univers en bouche… Une réelle mère veille!
[…]
[…] Le vouloir toucher, du simple plaisir d’être au préalable touché-ému de la chose, crée le désir d’accès à cette volonté sans que la question du corps ne se pose. Les premiers élans de la vie ne rencontrent aucune pesanteur, aucun barrage matériel. L’esprit bondit d’images secrètes en sons mystérieux, additionne, soustrait, vagabonde, devient chaque élément du réel en place. Et si l’espace temporel d’une tranquillité est donné, on aborde spontanément les opérations les plus complexes par le déplacement du corps errant en toute chose. […] D’un champ sensoriel à l’autre, la complexité se rencontre: une chose peut être matière, couleur plus parfum et bruissement, tandis qu’une autre peut n’être qu’un son, ou seulement une odeur… Dans tous les cas de figure, c’est du plaisir cumulé, des sens à répertorier en vue de reconstituer matériellement, via le corps, une topologie du monde de la différence d’être né, soit le premier lexique, le seul à jamais singulier, la référence étalon de l’Etre-venu présent […]
Si l’enfant sait de lui-même se projeter en toute chose, la porte lui est grande ouverte pour qu’il se précipite dans le désir originel de la maculée-conception, soit dans de l’invisible, sensible en premier plan. Car, étrange perception, on peut devenir arbre, hochet, oiseau qui chante, vapeur odorante, éléments d’un jardin, sans limite concernant le réel en place, tandis que le corps découvre son périmètre clôturé, ses bornes fixées, par chocs successifs, aux frontières invisibles d’un sentiment bizarre qui fait résonner une réponse muette si assourdissante, que la formulation d’une question se pose en référence à la notion de banquet, duquel il est pressenti que « l’important c’est de participer » – « à quelle jouissance suis-je convié? – que me demande-t-on qui fasse re-jouissance commune? » Parfois c’est très doux, vaste et clair comme un horizon, parfois c’est du dressage, parfois du règlement de compte, parfois de la distorsion paradoxale, mais c’est de l’amour tout de même toujours, on le sent bien, enfin c’est une proposition d’agencement de ce qu’on ordonnerait tout seul si distinctement. Il n’empêche, on le voit bien plus tard, que ça crée une méthode de rangement; on instaure un sacré souk pour répertorier les informations du monde du dehors au dedans du « je-né » qui par là entend des voies, les sillons d’une structure de sa pensée spontanée, l’arborescence des chemins de son désir, les possibles allées-venues d’une jouissance se gravant au cour de la maison de l’Etre.
Plus la conception du « je-né » est proche de l’immaculé désir initial, plus la perspective d’accès à la connaissance est nourrie de possibles. On vient au monde dans une perspective, positionné, orienté vers.
[…] ”
Revue française de Yoga, n°15, « L’énergie en question », janvier 1997, pp. 221-236.