La contemplation
Publié le 26 septembre 2003
Le danger de la dissociation entre action et contemplation, c’est le dualisme. Or la méditation n’a-t-elle pas pour objet l’unité de la personne, corps et esprit ? C’est une des richesses de la pensée orientale que de parvenir à raisonner en termes de complémentarité, là où le système de pensée occidental est fondamentalement dualiste et contradictoire.
« Non, ce n’est pas une coquille, ou une quelconque trahison de vos yeux fatigués! Vous avez bien lu, le titre de cette brève étude est un mot-valise « la contemplaction ».
Pourquoi ce néologisme, forgé de toutes pièces, sinon parce que, en quatre petites syllabes, il résume ce que plusieurs milliers de syllabes vont essayer de vous préciser dans les pages suivantes. Et surtout, parce que, en Occident, ce concept n’existe pas, bien que l’espèce des « contemplactifs » ait compté quelques très grands noms à travers notre histoire (à vous de les trouver…).
Mais, c’est un fait, depuis des siècles, l’actif et le contemplatif s’ignorent dans notre culture, quand ils ne s’excluent pas, tout bonnement, l’un l’autre.
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DHÂRANÂ, LE POINT D’APPUI ÉLECTIF
Ce terme technique du yoga est généralement rendu en français par le mot « concentration », héritage de la scholastique médiévale. Le mot a mal vieilli, c’est le moins qu’on puisse dire, qui induit chez l’Occidental d’aujourd’hui l’idée de tension, de resserrement, de crispation, d’effort douloureux: tout juste l’inverse de ce que la méditation est censée apporter.
Il faut, à l’évidence, revenir au terme sanskrit, Dhàranâ, c’est « ce qui porte, ce qui soutient », substantif féminin dérivé de la racine-verbe dhri dont les sens sont nombreux, mais convergent tous vers la double signification de soutien et de maintien (on la retrouve dans le mot dharma, au sens de ce qui « soutient » une existence).
Voilà donc un son de cloche bien différent de notre triste « concentration », qu’on se trouvera bien de ne pas utiliser telle quelle. Mieux vaut parler de recentrage de l’attention, en se souvenant que cette qualité d’attention est, fondamentalement, a-tension. Pour les mêmes raisons, on notera que ekâgratâ, processus dynamique de réunification du mental mis en oeuvre dans dhâranâ, signifie très exactement « le fait de n’avoir qu’un seul but », en y ajoutant une nuance d’affinement, de fine pointe (aigre).
Ces précisions sémantiques sont-elles nécessaires ? Sans aucun doute. Car cette vision plus juste de dhâranâ va grandement nous aider à comprendre, en partant de la méditation assise, la vraie nature de la méditation dans l’action. Méditer en action est, en effet, le suprême paradoxe. Comment « avoir » une occupation sans « être » occupé (au sens, par exemple, ou un pays est occupé par l’ennemi)?
ATTENTION ET CONSCIENCE
Qu’il soit d’abord parfaitement clair, qu’avant de méditer en action, il convient de pratiquer sérieusement et longuement une forme ou une autre d’assise méditative. C’est la seule manière -sauf don karmique exceptionnel- d’expérimenter dans la simplicité et le calme, les deux piliers de la méditation que sont l’attention détendue et la conscience ouverte.
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JOIE ET COMPASSION
Dans cette approche de la méditation en action, il est déterminant de ne « faire semblant » à aucun moment – or c’est ce que nous fait subtilement faire notre « cinéma » mental. L’homme accumule du karma , parce qu’il ne vit pas complètement ce qu’il vit. L’inachevé continue à vivre dans le mental. C’est au coeur de l’action que nous pouvons nous libérer des actes, car seul le plein vécu ne laisse aucune trace. L’achevé installe le silence.
Pour ce faire, il faut sentir, ressentir, observer profondément, Sentir le corps, tel qu’il est à ce moment présent. Le sentir s’élargir dans l’action, s’épanouir dans le mouvement de l’action: le faire est le trait d’union entre l’être et
l’avoir. Sentir l’action elle-même dans sa vivante pulsation et sentir qu’elle nous relie incessamment à tout ce qui vit. Et sentir que l’on partage ce qui se crée et se récrée d’instant en instant, dans le divin jeu de la vie, la lîlâ chère à l’Inde.
Créer… Ce n’est pas par hasard si ce verbe surgit à ce point du processus méditatif. Tout être porte en lui un potentiel créatif, généralement inutilisé, quand il n’est pas totalement nié. Or l’état méditatif et l’état créatif ont beaucoup de points communs. Dans les deux cas, on y accède par une forme de dhâranâ, à la fois ascèse (au sens ancien d’exercice) et topos (échauffement), préliminaires destinés à libérer le corps des carcans, des inhibitions, des automatismes qui l’empêchent de « se laisser faire ».
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Revue Française de Yoga, n°9, « Dhârana », janvier 1994, pp. 215-219.