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La dimension spirituelle ou le propre de l’homme

Publié le 28 mai 2004

Si la spiritualité s’avère inhérente à l’homme, vouloir incarner cette dernière implique un effort continu, tant la spiritualité est enfouie au plus profond de l’homme. Aspirer à la spiritualité implique la recherche d’un équilibre incertain, qui paradoxalement, n’intervient que si l’individu accepte de s’abandonner, de se « laisser inspirer »

 » […]

UN ESPRIT DIVIN À L’ORIGINE DU COSMOS

«Prajâpati, désirant procréer, se livra à tapas. S’étant livré à tapas, il créa ce couple Souffle et Matière (se disant) « Ils me donneront une descendance multiple ». Le Souffle, en vérité, c’est le Soleil la Matière, c’est la Lune ; la Matière, c’est tout ce qui existe, aussi bien ce qui a forme que ce qui n’a pas de forme (2).

« Le Soi (âtman) seul était ceci (ce qui deviendra l’univers) à l’origine. Rien d’autre (que lui) ne clignait. Il considéra: « Je veux engendrer les mondes. » II engendra ces mondes… Il considéra « Voici donc les mondes, je veux engendrer les protecteurs des mondes. » Tirant des eaux l’Homme cosmique, il lui donna sa forme (3). »

Le Principe, on le voit, apparaît sous deux appellations différentes. Prajâpati, «le maître (pati) des vivants (prajâ) », désigne un concept plus qu’une divinité personnelle, comme le Dieu biblique, par exemple. L’âtman, conscience profonde en l’homme, apparaît ici sous sa forme supra-individuelle, universelle.

Dans l’un et l’autre cas, ce qui définit ce principe, c’est un désir ou une volonté. La création prend sa source dans un Esprit préexistant, qui forme un projet: «désirant procréer », «je veux engendrer ». Les verbes sont significatifs: ils disent que la dimension spirituelle comporte, en amont, un aspect spéculatif. Une grande Conscience a projeté les êtres et les choses, au double sens de «penser» et de «faire sortir hors de soi ». Désir ou volonté qualifient la vibration initiale.

Le poète Lamartine avait bien reconnu cette intentionalité originelle. Dans son cours familier de littérature, qu’il donnait en 1856, à une époque où l’Europe romantique découvre, fascinée, les textes sacrés de l’Inde, il consacre quatre entretiens à la «philosophie et littérature de l’Inde primitive ». Il y prend le contrepied de l’évolutionnisme contemporain, qui fait sortir le complexe du primitif, et la conscience humaine de l’inconscience animale. À propos des mythes de création, il dit: « On voit qu’en sens inverse du matérialisme moderne, qui fait naître l’intelligence des sensations brutales de la matière douée d’organes, le spiritualisme déjà raffiné des sages de l’Inde fait naître les phénomènes matériels de l’intelligence (4).

Pour parler de ce moment originel que l’espace-temps, encore inexistant, ne peut déjà situer, les hommes n’ont d’autre ressource que de se référer à ce qui, pour eux, constitue l’expérience créatrice par excellence, c’est-à-dire la génération: «créer un couple » qui sera promesse de vies nombreuses, ou bien «engendrer les mondes ». Un processus d’abord purement spirituel prend ainsi, métaphoriquement, une densité charnelle. Mais ce langage bien humain, qui doit puiser dans l’existentiel limité pour dire autre chose, a sa part de vérité, puisque, créant, l’Esprit prend corps: l’univers est en effet un immense organisme vivant, perçu comme le «corps» du Principe.

Entre le désir de création et la création, s’interpose une action très particulière qui se traduit littéralement «faire tapas ». Elle appartient depuis l’origine au vocabulaire religieux de l’Inde. La racine TAP- a le sens de «chauffer» et «cuire» ; or cuire, c’est modifier; à partir d’un état naturel, le cru, fabriquer un nouvel objet. Depuis Lévi-Strauss, on sait que la cuisine symbolise ainsi le processus de l’humanisation, qui fonde des cultures en travaillant la nature (5). Dans le terme tapas, l’accent est mis sur une transformation intérieure : l’individu, se cuisant lui-même, devient autre, plus mûr, plus fécond. Cette cuisson résulte d’un effort d’échauffement «qui fatigue », ou d’une tension qui maîtrise. Elle a pour conséquence de produire de l’existence en surplus : la grossesse est un tapas qui transforme l’embryon en foetus puis en nouveau-né par cuisson à feu doux. Et le verbe composé abhi-TAP signifie «couver»: les mythes cosmogoniques l’emploient souvent pour désigner le processus de création : «Prajâpati couve le monde (6). » Par la suite, tapas, en particulier dans le yoga, prend une nuance plus fortement ascétique, mais il ne perd jamais son attache à la symbolique de la chaleur transformante, qui cuit le corps et l’esprit, les desséchant, leur enlevant l’humidité qui les ramollit. Dans tapas, entre une dynamique de différenciation qui « sculpte » les désirs et abolit la confusion.

Donc Prajâpati désire, fait tapas et crée un premier couple, qui n’a rien à voir avec, par exemple, l’Adam et Eve de la Bible. Car il s’agit de notions, de puissances qui sont au principe d’un classement binaire de la réalité. Il y a ce qui est de l’ordre du souffle, et il y a ce qui est de l’ordre de la matière. Cela paraît simple – sauf que ce que nous mettons sous les mots est sans doute bien différent de ce que la Prashna Upanishad y mettait. On est assez proche du sens si on garde l’attention sur les oppositions complémentaires : prâna, c’est ce qui anime, tandis que prakriti, c’est ce qui est animé. Le soleil en « cuisant le monde» lui permet de continuer à exister et à être fécond, tandis que la lune (masculin en sanskrit) est le lieu que les âmes mortes traversent. Mais, naturellement, ces deux luminaires scandent le rythme le plus primaire qui soit: le jour / la nuit. Le projet de création apparaît donc comme très ordonné, dès le départ. La notion de dhanna, d’une règle cosmique qui fonde le réel en amont du temps historique, qui est si présente dans la tradition indienne, s’enracine dans cette idée d’un «plan» divin qui manifeste une conscience pensante et agissante.

Le Soi de l’Aitareya Upanishad s’y prend autrement seul, il engendre les mondes. Puis, pour continuer sa création (engendrer les protecteurs des mondes, c’est-à-dire les différentes fonctions incarnées par des divinités), il fabrique un purusha, un «homme cosmique », disent les traducteurs. C’est bien ainsi qu’il faut entendre, pour la période la plus ancienne, c’est-à-dire védique et upanishadique, le purusha : comme un grand organisme, de la matière première qui porte en elle des virtualités, des facultés que le texte appelle devata, «puissances ». «Le Soi (âtman) seul était ceci (ce qui deviendra l’univers) à l’origine. Rien d’autre (que lui) ne clignait. Il considéra: « Je veux engendrer les mondes. » Il engendra ces mondes… Il considéra: « Voici donc les mondes, je veux engendrer les protecteurs des mondes. » Tirant des eaux le purusha, il lui donna sa forme» (I, 3). Des différentes parties du corps ou organes des sens de ce purusha primordial, «sortent» successivement des éléments du cosmos ; ainsi «des narines (surgit) prôna, et, de prôna, le vent»; «du nombril surgit apâna et d’apâna, la mort », etc. (I, 4). Puis, en une deuxième séquence, ces devatâ, ces forces cosmiques que sont la parole, le vent, la mort, l’espace, etc…, et qui se trouvaient issues du purusha, réclament au Soi «une demeure où, ayant nos assises, nous mangions de la nourriture» (II, 1). L’ âtman leur présente alors un homme, qui leur plut… et chacune « entra dans sa demeure.
Le feu devenu parole entra dans la bouche.
Le vent devenu prôna entra dans les narines…
La mort devenue apâna entra dans le nombril» (11,4).
Ainsi, de cosmiques, ces puissances deviennent des facultés et des attributs corporels.
Le purusha est en quelque sorte le «patron» originel dont les êtres humains reproduisent, à l’échelle mésocosmique, le plan. Les spéculations qui le concernent remontent peut-être à un archétype commun, l’hymne X, 90 du Rig Veda dans lequel les dieux procèdent au découpage du purusha pour créer à partir des fragments de son «corps » les points cardinaux, les planètes, les classes sociales etc. Cette opération constitue le premier sacrifice, celui qui donne naissance au monde et que tous les autres sacrifices sont censés reproduire et continuer. Clairement, purusha a ici le sens d’« organisme cosmique », mais voilà que quelques siècles plus tard, une des philosophies les plus importantes de l’Inde, le Sâmkhya, en fait le pôle Esprit, l’Esprit pur, qui ne se manifeste ni ne se modifie, face à un pôle Nature ou Matière, prakriti, qui évolue et se transforme. Et les Sômkhya Kôrikâ d’exposer que la source de la souffrance est dans la confusion des deux pôles et le moyen de la libération dans la discrimination entre les deux, l’isolement des Esprits, de telle manière qu’ils ne soient plus pris dans la prison de la prakriti. Remarquons en passant que la finalité du yoga, selon le dernier chapitre des Yoga Sûtra, c’est aussi kaivalya, la «solitude» du Soi qui le rend à son essence, et qui s’obtient par la discrimination entre Soi et non-Soi.

L’ESPRIT EN L’HOMME COMME CONSCIENCE COSMIQUE

De cette conception de la création, il résulte que l’homme est fait d’une matière cosmique (comme disait une lectrice chrétienne d’Hubert Reeves: « On m’a dit: tu n’es que cendres et poussières, on a oublié de me dire qu’il s’agissait de poussières d’étoiles »). U résulte surtout, pour notre propos, que l’individu a reçu avec la vie, la dimension spirituelle.
[…]  »

(2) Prasna Upanishad, t, 4, 5, texte traduction J. Bousquet, Paris, A. Maisonneuve. 1978.

(3) Aitareya Upanishad 1, t-3.

(4) Alphonse de Lamartine, Opinions sur Dieu, le bonheur et l’éternité d’après les livres sacrés de l’Inde, éd. Sand, 1984, p. 44.

(5) Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, vol. I, Le cru et le cuit, Paris, Pion, 1964.

(6) Voir Charles Malamoud «Cuire le monde », Purushârtha I, 1975,

p. 91-135, repris dans Cuire le monde. Rite et pensée dans l’inde ancienne,

Paris. La Découverte, 1989, p. 35-70.

Revue Française de Yoga, De la relation corps-esprit, n°29, janvier 2004, p. 187-208

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