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La logique bouddhique, le rêve et la réalité

Publié le 03 octobre 2003

Contrairement à une idée largement répandue, les logiques bouddhique et classique ne s’opposent pas. Le principe de non-contradiction, notamment, est bien présent dans le raisonnement bouddhique. En revanche, il est vrai que ces deux logiques ne peuvent être mises sur le même plan. L’avait bien compris Platon, qui connaissait le tétralemme.

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On trouverait sans peine dans la littérature du siècle dernier, traitant de l’Inde par exemple, des considérations critiques portant sur le caractère insaisissable ou imprévisible des Orientaux, voire sur leur duplicité foncière et, pour tout dire, concluant avec un certain mépris qu’ils n’obéissent pas aux mêmes règles logiques que nous. C’était la belle période de l’impérialisme et du fardeau de l’homme blanc, du scientisme triomphant et de la domination incontestée de la logique classique.

Depuis lors, la physique quantique a détruit le système de Newton, contribué à faire germer une logique quantique et d’autres encore, ce qui a bouleversé notre conception du monde et de la science. La croyance optimiste naïve dans le seul progrès matériel a fortement régressé. La pensée symbolique est revenue d’un long exil universitaire. Mais pour la grande majorité, le corset du langage et des idées n’a pas changé. La logique du sens commun, dérivée d’Aristote, s’impose toujours; ce qui est performant en matière automobile, mais de façon exclusive, ce qui est regrettable pour la libération. Or la dictature de cette logique trouve déjà sa limite chaque nuit, où nous expérimentons un mode de pensée, le rêve, qui étonne, met mal à l’aise, on désarçonne un grand nombre, car il obéit à d’autres lois que la pensée diurne. Il possède pourtant une importance vitale que démontrent la biologie comme la psychanalyse. Cette relation antagoniste, parfois dramatique, témoigne de l’incapacité de la pensée enfermée dans une certaine logique d’accueillir comme il convient une part de la vie qui lui échappe. Il nous faut donc explorer ce trou du sens, responsable d’une faille béante à l’intérieur de la majorité des Occidentaux et donc d’une grande part du malaise occidental.

Une pratique professionnelle d’analyste nous a mis en demeure d’interroger les sens et les lois du sens de nombreux rêves, cependant que les circonstances nous ont fait partager la vie de plusieurs Orientaux de formation traditionnelle bouddhique. Nous avons ainsi comparé depuis une vingtaine d’années les modalités de la pensée onirique à certaines règles logiques telles qu’on peut les trouver formulées dans le canon bouddhique le plus ancien de langue pâlie, prêché au 5°s. avant J-C. Il nous a semblé qu’elles étaient superposables.

DE LA LOGIQUE BOUDDHIQUE

La logique classique

Avant d’exposer ces faits, rappelons brièvement les axiomes de la logique classique, issue d’Aristote, qui gouvernent notre comportement quotidien. Tout d’abord, le principe de non–contradiction, « Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps, au même sujet et sous le même rapport ». De lui découlent les suivants Principe d’identité: « Ce qui est, est; ce qui n’est pas, n’est pas ». Principe du tiers exclu: « Toute chose est ou n’est pas, latin « tertium non datur », il n’y a pas de troisième solution. Les Anglais traduisent le latin « exclusion du milieu », ce qui n’est pas sans intérêt pour le bouddhisme, qui s’appelle lui–même la voie du milieu et, ne reconnaissant pas ce principe, pourrait, de ce fait, se sentir exclu. Ce troisième axiome, qui verrouille les deux autres, est contesté dans certaines logiques modernes, qui, aux valeurs de vrai ou faux, ajoutent celle d’indécidable. On peut dire néanmoins que ces principes ont régné jusqu’à ce jour sur la pensée scientifique classique et la vie quotidienne.
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La logique bouddhique

Pour en revenir à la position logique dominante, il a été déroutant pour les orientalistes de découvrir dans le canon pâli et dans les écoles ultérieures, notamment du Mâdhyamaka, une quadruple formulation logique, le tétralemme (catuskoti), sans doute peu mise en forme au départ, mais qui a fini par l’être complètement au xiv’ siècle par le maître tibétain Tsong kha pa, au prix d’une certaine lourdeur. Cette formulation est dite avoir été utilisée, avant même le Bouddha, par le philosophe sceptique Sanjaya, mais on la trouve explicitée à plusieurs reprises dans le canon pâli sous la forme suivante: il y a (atthi), il n’y a pas (natthi), il y a et il n’y a pas (atthi ca natthica), ni il y a ni il n’y a pas (nevatthi na natthi).

Nous n’en donnerons que deux exemples. Le premier est tiré du premier sutra du Dîgha Nikâya. « Il y a un soi fini, il y a un soi infini, il y a un soi fini et infini, il y a un soi qui n’est ni fini ni infini ». Le deuxième vient du sutta 72 du Majjhima Nikâya […]. « Le Tathâgata (un titre du Bouddha).., est profond, incommensurable, insondable comme l’océan. Le terme surgir, ne pas surgir, surgir et ne pas surgir, ni surgir ni ne pas surgir, ne s’applique ». Ces formules semblaient violer les saints principes et ont donc déclenché une abondante littérature, dont on trouvera d’excellentes synthèses récentes. Pour gommer l’aspect scandaleux du tétralemme, Jayatilleke, dans les longs développements qu’il y consacre, déploie des prodiges de subtilité pour montrer dans certains exemples concrets, que ces quatre propositions sont simplement les quatre modes possibles d’exposer un fait et que les propositions entretiennent entre elles des rapports de contingence et non de contradiction logique, ou bien qu’elles apparaissent comme des contraires et non des contradictoires. Si Jayatilleke a sans doute raison dans certains cas, dans d’autres il semble bien que le tétralemme ait la valeur de règle épuisant les possibilités logiques d’exposition de la vérité.

Or il est par ailleurs très largement attesté dans le canon et plus tard chez les commentateurs et logiciens, que l’usage du raisonnement logique suit des normes voisines chez les Bouddhistes et chez les Occidentaux. Il reste donc à expliquer ces ajouts à la logique classique qui font que la logique bouddhique constitue une forme non-classique, mais pas déviante, comme le montre Tillemans. Pour mieux apprécier la prétendue originalité de la position bouddhique il nous faut revenir aux sources grecques de la pensée occidentale.

Le tétralemme chez les Grecs

Aristote connaissait bien le tétralemme, qui l’irritait fort, car utilisé par son maître Platon, dont il s’était séparé. Platon, dans le Théétète, le préconise quand il s’agit de parler des choses en mouvement, au nom de la « doctrine de l’universelle mobilité », pour laquelle toute réponse est « pareillement juste », que ce soit « il en est ainsi » aussi bien que « il n’en est pas ainsi » ou « ainsi et pas ainsi  » et enfin « non pas même ainsi » qui « en raison de son indétermination » serait peut-être le plus approprié. Il est capital de remarquer que c’est également au nom de l’impermanence phénoménale et de son flux constant que le Bouddha utilise le catuskoti, le tétralemme.
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LE RÊVE ET SA LOGIQUE

L’étonnante pensée du rêve

Que le rêve apparaisse comme illogique est connu de toute antiquité et l’on sait les efforts de Freud pour en éclaircir les relations de causalité. En fonction de ce qui nous intéresse, nous noterons sa remarque, sur ce que le rêve « excelle à réunir les contraires et à les représenter en un seul objet », ce qui introduit à la notion de condensation et de symbolisme, un des traits essentiels de la pensée onirique. Freud note également que « le rêve présente toutes ces possibilités, bien qu’elles s’excluent presque mutuellement, ce qui implique l’absence du principe de non-contradiction.

Mais il ne semble pas que la question ait beaucoup progressé par la suite. […]

Précisons rapidement les données actuellement acceptées, aux USA, sur les principales fonctions du rêve: « consolidation de la mémoire, adaptation au stress, régulation de l’humeur, satisfaction des désirs, résolution de problèmes, anticipation, jeu. La pensée du rêve y est perçue dans sa complexité qui interdit « toute interprétation fixe et unique. Tous les modes de pensée s’y rencontrent, même si une conscience synthétique « amodale » ou « transmodale » en constitue la caractéristique, avec la dominance de la pensée symbolique sur la pensée verbale et conceptuelle. Nous devons ajouter que le rêve constitue un moment de choix pour divers phénomènes parapsychologiques : télépathie, prémonitions, expériences de sortie hors du corps, et naturellement survenue de « grands rêves », dont certains sont parfois considérés comme provenant de messagers divins: anges de la théologie chrétienne, dakas et dakinis du tantrisme bouddhique.

Faut-il rappeler que pour le Vedânta le monde phénoménal, dont nous prenons conscience dans l’état de veille, ne possède qu’une supériorité purement profane, nulle du point de vue de la réalisation spirituelle. Dans l’état de rêve, taijasa, le lumineux, est conscient des objets internes et subtils (Mândûkya Upanishad 1, 4). Là il peut jouir de sa grandeur s’il explore complètement le domaine qu’il crée, où il est simultanément le connaisseur, la connaissance et l’objet connu. De même, dans le bouddhisme, il est possible par la méditation en éveillant la lucidité à partir du rêve, de découvrir toutes les richesses du monde subtil, dont le corps de jouissance (sambhogakâya) est l’archétype. Toutefois veille comme rêve appréhendent le monde formel, grossier ou subtil. L’intuition intellectuelle pure, supra–individuelle, contemplative, qui correspond à buddhi, ou au noûs grec, réside au-delà, dans la non-pensée, comparée au sommeil profond par le Vedânta. La vérité ultime est encore au-delà.
[…]”

Revue Française de Yoga, n°17, « Le rêve », janvier 1998, pp. 179-202.

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