La lune et le soleil
Publié le 29 avril 2004
Soleil et lune représentent respectivement le principe masculin et le principe féminin. Ils sont la polarité basique, Shiva-Agni, du Hatha Yoga, complémentaires dans leur destruction créatrice. L’efficacité de leur interaction est d’autant plus radicale que la posture est inversée. Cela nous rappelle que le yoga n’est pas purement corporel, ses symboles sont essentiels.
« Toute l’ambroisie qui s’écoule de la Lune à la divine beauté est, sans en rien excepter, dévorée par le Soleil et c’est pour cela que le corps est sujet à la décrépitude ».
Ce texte tiré de la Hatha-Yoga Pradipika (111,77) et relatif à l’attitude inversée (viparita karani) met en valeur la symbolique de la Lune (Chandra) et du Soleil (Surya), symbolique omniprésente dans l’ensemble du traité et fondamentale pour la compréhension du Hatha- Yoga en général et des postures inversées en particulier. […]
La pratique de l’attitude inversée fait partie des nombreuses techniques décrites dans les textes et destinées à favoriser l’union du Soleil et de la Lune. Quel est le contenu symbolique de ces deux astres? Quelle est la nature de cette union? Par quel processus la position inversée du corps accélère-t-elle l’évolution vers l’unification? En un mot comment décoder ce langage symbolique? […]
La lune est une planète qui ne produit pas sa propre lumière, elle n’existe que par l’action éclairante du Soleil: de ce fait elle est symbole de dépendance car elle a besoin du soleil pour faire naître son reflet. Aussi de nombreuses traditions divinisent les deux grands luminaires et font de la Lune l’épouse du Soleil.
La Lune croit, décroît et disparaît. Cette périodicité sans fin consacre en elle l’astre des rythmes biologiques, du renouvellement, de l’éternel retour, car sa « mort » n’est jamais définitive mais suivie d’une résurrection. Ces différents aspects font d’elle un symbole de transformation et de croissance (croissant de lune), le symbole du passage d’un état à une nouvelle modalité d’existence.
Liée à l’eau, la Lune est productrice de pluie. De ce fait, elle
devient source et symbole de fécondité et représente le princi-pe féminin, l’archétype maternel par excellence que l’on associe fréquemment à la coupe, réceptacle des eaux primordiales ainsi que des germes de vie.
Astre de la nuit, elfe évoque aussi la beauté de la lumière dans l’immensité ténébreuse. Beauté devient alors synonyme de clarté donc de Connaissance. Mais il s’agit là d’une connaissance indirecte (puisque la lumière de la Lune n’est que le reflet de celle du Soleil), théorique, discursive et froide.
Passive et réceptive, elle représente une polarité « yin » par rapport au Soleil qui est « yang ». Elle est l’eau par rapport au feu solaire, le froid par rapport à la chaleur, le nord et l’hiver symboliques opposés au Sud et à l’été, etc…
La Lune évoque encore les valeurs nocturnes, donc le rêve, l’inconscient, l’imaginaire. […]
Le symbolisme du Soleil est lié à celui du Feu. Dans le sujet qui nous préoccupe ici, lis Soleil (Sûrya) et le Feu (Agni) sont étroitement associés, voir même confondus. If s’agit là de deux symboles « clé » sur lesquels s’appuient la plupart des mythologies et qui se caractérisent par une très forte ambivalence puisque l’un et l’autre participent à la création et à la destruction de la matière. […]
Ill – L’AMBROISIE
Revenons maintenant à Chandra, la Lune qui orne le front de Shiva et contient le Soma, appelé aussi amrita, que l’on traduit par nectar lunaire, ou ambroisie.
Soma (ou amrita) est un breuvage extrait d’une plante encore mal déterminée -probablement le jus d’un champignon hallucinogène – que les prêtres utilisaient pour les cérémonies et les sacrifices à l’époque védique. A l’origine, cet élixir appartenait aux dieux, mais l’aigle Gandharva en fit don aux mortels, afin qu’ils le servent en offrande aux Dieux et qu’ils puissent communier avec le divin en l’absorbant de manière rituelle, déclenchant ainsi une extase momentanée. […]
Cette boisson divine était particulièrement prisée du Dieu Indra, souvent associé au Feu, Agni comme nous l’avons vu précédemment.
Transposé à l’échelle de l’homme microcosmique, ce nectar est localisé symboliquement dans la cavité au-dessus du palais et rend l’homme invulnérable et immortel. […]
Chez l’homme ordinaire, le Soma s’égoutte continuellement depuis la cavité palatale pour être consumé par le feu gastrique qui en est particulièrement avide. L’objectif du hatha-yogi consiste à préserver ce nectar, à limiter son écoulement ou à le stopper et nombreuses sont les techniques proposées par les shastra pour aller dans ce sens. […]
Le nectar lunaire, l’ambroisie divine représente le potentiel vital et psychique de l’homme. C’est une sorte de réserve d’énergie particulièrement utile dans le processus de transformation de l’adepte. C’est là qu’il puise la motivation et la force nécessaires pour assumer les différentes étapes de son évolution, cette évolution étant caractérisée par la purification progressive de tous ses niveaux d’être (physique, énergétique, émotionnel, intellectuel) qui s’accomplit grâce au Feu. Au terme de cette démarche longue et ardue qui nécessite l’assistance d’un guru et grâce notamment aux pratiques qui permettent d' »économiser » le Soma, le yogi évite la décrépitude et atteint à l’Immortalité.
Cette immortalité ne concerne pas le corps physique, encore que ces pratiques, lorsqu’elles sont appliquées dans des conditions adéquates, peuvent aider à maintenir le corps dans des conditions de vitalité optimales et ralentir le processus du vieillissement. Le mot d’immortalité signifie que l’adepte, au terme de celte ascèse, atteint un degré de purification telle qu’il transcende tous les plans de son être (physique, énergétique, émotionnel, mental), qu’il découvre la Réalité Ultime qui l’habite et que l’on appelle Atman, Brahma, ou encore Parasita. Celle Réalité possède les qualités de Pure Conscience, de Totale Béatitude et d’Immortalité. Le yogi qui réalise cette phase ultime de son évolution est alors libéré du Karma et de l’enchaînement au cycle sans fin des réincarnations (samsâra).
Dans la tradition Hatha-yogique, l’adepte arrivé au terme de
son évolution et qui réalise cet état de Pure Conscience,
Totale Béatitude, au delà du temps, réalise en même temps le but ultime indiqué par les shastra: l’union du Soleil et de le Lune. […]
D’un point de vue énergétique (l’énergie étant comprise ici dans sa dimension physique mais également psychique), l’inversion du corps associée à la pratique des bandha permet l’activation du feu gastrique, cette source d’énergie fondamentale à partir de laquelle s’effectue la purification progressive du corps et de ses différentes enveloppes. En effet, au–delà du corps grossier et de son enveloppe physique (sthula sharira et annamaya kosha liés à muladhara chakra), l’action purificatrice d’Agni va s’exercer sur le corps subtil (sukshma sharira) et les enveloppes qui le constituent: pranamaya kosha, l’enveloppe faite d’énergie et de vitalité, reliée à svadhisthana et manipura chakra, manomaya kosha qui correspond au mental et à ses implications sur notre nature émotionnelle, en liaison avec anahata chakra, vijnanamaya kosha, l’enveloppe faite d’intelligence objective qui nous permet d’appréhender la réalité sans émotion, avec une parfaite ouverture du coeur et de la conscience grace à la purification de vishuddha et ajna chakra. Lorsque tous ces niveaux d’être (physique, émotionnel, mental) sont transcendés, l’étape ultime peut intervenir: il s’agit de l’accès au Soi et la découverte de la totale Béatitude (Sat-Cit-Ananda) qui requiert de la part de l’adepte un niveau de parfaite pureté.
Revue Française de Yoga, n°2, « Postures inversées », 1990, pp. 19-34.