Le Monde du Yoga

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La marche et l’acteur

par Claire Heggen Yves Marc | Publié le 31 août 2005

La marche relève de l’identité de chacun ; elle exprime la personnalité de mille manières et pourtant rares sont ceux qui y prêtent attention. Tel n’est pas le cas de l’acteur, qui doit prendre conscience de sa démarche avant de s’approprier celle de son personnage. Chaque allure a son propre charme.

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Mais pourquoi la marche, la marche et l’acteur?

Parce que… tout le monde marche. C’est ce que nous possédons tous en commun, et, cependant, personne n’y prête attention. Comme toutes les petites choses du quotidien qui nous échappent, elle est un point d’observation et de portraitisation idéal. Elle révèle chez celui qui marche, l’inscription de sa propre histoire, de ses pensées, de ses désirs, de ses activités, de son groupe social, de sa culture.

Parce qu’elle est un mystère chaque fois renouvelé, d’un individu à l’autre, chez un même individu dans des moments différents.

Parce qu’elle n’est pas normalisable.

Parce qu’elle permet de passer, d’apparaître et de disparaître, de faire la relation entre deux points, deux actions, deux personnes, deux buts, deux situations.

Parce que, quand elle s’accélère ou se ralentit, quand l’amplitude des pas diminue, quand le pas s’alourdit ou s’allège… c’est déjà du théâtre, concentré en un seul corps.

Et, de ce fait, elle est lieu privilégié de l’acteur, lieu de rôle, de jeu, de personnage, de caricature, de transformation, d’imaginaire, d’expérimentation, de sensation, de représentation multiple. Et c’est là tout le théâtre.

La marche pré-exprime en amont de toute intentionnalité dramatique d’expression, au risque même que cette expression sur scène échappe à l’acteur et joue autre chose que ce que la situation ou le personnage nécessiterait: l’acteur alors « marcherait faux ».

D’autre part, la marche doit être envisagée et traitée particulièrement du point de vue du personnage, sinon celui-ci risquerait d’être incomplet ou de « transpirer » trop de la personne de l’acteur. Autrement dit, l’acteur doit être conscient de sa propre démarche, de comment elle « joue » déjà, avant même de vouloir exprimer quoi que ce soit.

LA COMPOSANTE INTRACORPORELLE DE LA MARCHE

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Analyse de la démarche de Charlie Chaplin

Le personnage de Charlot évolue la plupart du temps dans un plan frontal face à la caméra et au public. Si le haut du corps paraît étriqué et resserré, le bas du corps, lui, est « ouvert » : ouverture quasiment de style classique avec rotation externe des cuisses, flexion extension des genoux dans le plan frontal (au lieu du plan sagittal) et « première position » des pieds (l’arrière des deux talons se joignant, les deux pointes tournées vers l’extérieur). Cette attitude des pieds, exaltée par la taille des chaussures manifestement trop grandes, détermine une démarche de moindre amplitude vers l’avant et nécessite des pas multipliés.

Qu’il soit à l’arrêt ou en marche, il est à tout moment prêt à prendre la fuite de côté, dans la direction indiquée par ses propres pieds. Droite? Gauche ? Il hésite, même et surtout dans l’urgence des situations auxquelles il est confronté.

« Transportant son plan frontal avec lui », il le balaye de tout son corps, change de point de vue au gré de ses points d’appuis (pied droit, pied gauche), oscille du tronc alternativement autour d’une hanche puis de l’autre (en essuie-glace). Il tourne d’un bloc, répugne à sortir de ce plan frontal, et si par hasard ou par circonstances, il y est obligé, il y retourne très vite: le plan frontal, c’est sa maison.

Voici donc un personnage « témoin » qui n’entrera jamais de « front » dans l’action. Il est partagé entre sa survie (assurée par le plan frontal et ses jambes) et les sentiments qui l’inciteraient à sortir de ses « gonds frontaux » (manifestés par le regard et le haut du corps). Par sa démarche même, il témoigne des contradictions qui l’habitent et il nous interpelle par le miroir frontal qu’il nous tend en nous rendant témoins de nos propres contradictions.

Les variations intracorporelles de la marche ouvrent un champ d’architecture intérieur infini. Explorées, décomposées-recomposées, passées au filtre de notre propre démarche, elles étayent la structure, la composition du personnage. Le sens d’une démarche, les personnages en filigrane avec leurs contradictions segmentaires et spatiales, naissent de la conscience de ces architectures et de leur potentiel expressif.

LES ALLURES OU LA COMPOSANTE « TEMPS » DE LA MARCHE

Si la dimension intracorporelle conduit à la notion d’architecture dynamique du marcheur (de l’acteur ou du personnage), les allures renvoient à la notion de musicalité de la démarche tant dans son aspect rythmique que dynamique.

Le point de vue rythmique est illustré par cet air bien connu: « La meilleure façon de marcher c’est encore la nôtre. C’est de mettre un pied d’vant l’autre et d’recommencer gauche, gauche. » Une deux, une deux, la marche est de fait répétitive. Le pied droit inéluctablement laisse la place au pied gauche qui lui-même s’était effacé pour le pied droit.

Dans ce mode répétitif, notre démarche n’a pas la régularité du métronome et présente des mini variations rythmiques. Arrêtons-nous à écouter marcher : talonnements percussifs, amortis en une moelleuse durée, frottements furtifs du pied sur le sol avant de s’y poser, « flirt » d’un genou avec son homologue en bruissement significatif, batterie rythmique des durées d’appui (asymétrie des « sons » d’appui et durée paresseuse d’une jambe pour se développer)… Chaque démarche possède en propre sa « petite musique » qui lui donne son charme particulier. A noter que « charme » est une anagramme de « marche » et que ce terme renvoie à une dimension très personnelle et unique de l’individu ou du personnage: une couleur d’être.

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Revue Française de Yoga, n° 32, « Être debout, marcher », juillet 2005, pp. 161-172

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