La notion de dhârana dans les textes tantriques
Publié le 25 septembre 2003
Le yoga ne peut certainement pas être compris comme une voie autonome de libération, selon les textes tantriques, car il s’inscrit forcément dans un ensemble plus large de pratiques rituelles et mystiques. Cependant, il est présent dans la majorité des textes tantriques. Et inversement, il y a des éléments tantriques jusque dans le yoga classique.
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TANTRA ET YOGA
Adoptées dans les textes tantriques, les anciennes pratiques et notions yoguiques s’y sont évidemment trouvées modifiées en étant intégrées au système théologique comme à la vision micro-macrocosmique énergétique des tantras- d’où, par exemple le rôle de la kundalinî. La yoga s’y est en outre trouvé associé aux pratiques et spéculations tantriques sur les pouvoirs de la parole: c’est le mantra yoga, typiquement tantrique. Enfin, les tantras et âgamas ont fait du yoga une partie constitutive de nombre des rites qu’ils prescrivent, en particulier du culte, la pûjâ. La dimension cosmique, théologique, ainsi donnée au yoga, comme la perspective cosmique dans laquelle il se trouve dès lors placé, expliquent l’interprétation particulière donnée, dans les textes tantriques et notamment dans les textes shivaïtes, aux différents « membres » (anga) du yoga et donc à la dhâranâ.
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LES MEMBRES DU YOGA
Les âgamas shivaïtes admettent parfois la liste classique des huit « membres » du yoga. Certains n’ont toutefois que six ou sept anga, dont l’ordre d’énumération -donc la place et le rôle- n’est le plus souvent pas celui de Patanjali. Le Rauravâgama (Vidyâpâda, 7.5), ainsi, en donne la liste suivante: pratyâhâra, prânâyâma, dhâranâ, tarka (c’est à -dire réflexion, raisonnement), samâdhi. Le Kiranâgama a la même liste. Le Mrigendra (Yogapâda, 8-9) remplace tarka par vîkshana (dont le sens est voisin) et il ajoute japa, la récitation murmurée d’un mantra (que mentionnent les Yoga Sutra, 1.28, mais sans en faire un anga). Il conserve toutefois huit membres en disant que l’ensemble des sept anga en constitue un huitième. Dans tous ces textes, ce sont les deux premiers anga, yama et niyama, qui sont omis, sans doute parce qu’ils concernent la discipline morale ou physique du yogin qui, pour les âgamas, relève de la conduite (caryâ) et non du yoga. Les auteurs shivaïtes cachemiriens tendront de même à ne pas retenir les deux premiers anga, ou bien ils leur donneront une portée différente.
Notons au passage que, dans les textes tantriques, dhyâna n’est généralement pas entendu comme méditation, mais comme la représentation visuelle, mentale, de la forme corporelle d’une divinité: les dhyânashloka (stances de « méditation ») de ces textes sont des descriptions des divinités telles que les adeptes doivent se les représenter de la façon la plus exacte.
C’est un point à ne pas perdre de vue, même si, quand le dhyâna est un yogânga, il apparaît dans ces mêmes textes comme un attachement absolu à l’objet médité, c’est-à-dire à la divinité, qu’il faut d’ailleurs imaginer dans son apparence pour s’y attacher. Dhyâna précède à ce titre la dhâranâ qui « fixera » la méditation sur son objet.
LA DHÂRANÂ DU MRIGENDRÂGAMA
La dhâranâ, pour en venir à elle, prend souvent dans les âgamas un sens très particulier. Ainsi le Mrigendra (Yogapâda, 34 sq.) dit que si l’on prolonge douze fois la rétention de l’air (kumbhâka) dans le prânâyâma, l’esprit (chitta) du yogin arrive à ce qu’on nomme « fixation » (dhâranâ) car, « dans cet état, on obtient les pouvoirs ou réalisations (siddhi) propres à la dhâranâ ». La stance 35 explique alors que le mot dhâranâ désigne un emplacement du corps et que, « par extension », il s’applique aussi au domaine, à l’entité cosmique, sur laquelle le yogin se fixe, ce qui est tout autre chose que ce que le yoga classique entend par ce terme. Le Mrigendra énumère ensuite les domaines désignés par dhâranâ, qui sont les éléments de base du cosmos, les cinq premiers (ou derniers) tattva. Le yogin se fixera donc successivement sur l’élément terre, puis sur l’eau, sur le feu, sur l’air et enfin sur l’éther, en voyant mentalement les couleurs, les formes (carré, demi-cercle, triangle, cercle et lotus) des mandala de ces éléments, ainsi que leurs emblèmes. Il se pénétrera en même temps des qualités, de la signification cosmique, de ces éléments, qu’il percevra en lui-même dans les emplacements (dhâranâ) prévus, comme dans le cosmos, cependant que, allant du tattva inférieur, le plus concret, la terre, au plus subtil, l’éther, par une gradation à la fois visuelle et méditée, il s’élèvera de la terre à l’élément le plus haut, donc le plus proche du divin. Le Mrigendra (id., 40-41) indique les points du corps (ou centres du corps subtil) où le yogin doit « fixer » mentalement ces éléments: la terre dans le coeur, l’eau au niveau de la gorge, le feu dans le ventre, le vent et l’espace pouvant être fixés sur chacun ou sur l’ensemble de ces emplacements. Ces fixations affranchissent le yogin de divers maux rattachables aux éléments. Elles lui donnent le contrôle des fonctions corporelles liées aux cinq souffles vitaux et, enfin, la domination du corps et des pouvoirs miraculeux: l’éternelle jeunesse, la possibilité de circuler à l’intérieur de son propre corps, une force invincible, etc.
Douze dhâranâ, dit ensuite le Mrigendra, constituent le dhyâna, lequel fait apparaître une lumière merveilleuse, et douze dhyâna forment le samâdhi « qui procure les pouvoirs surnaturels d’atomicité, etc. » Cela peut paraître bien magique et ne devoir guère libérer le yogin: l’âgama en avait conscience, aussi précise-t-il que les diverses fixations peuvent être mises en correspondance avec les plans du cosmos et les sujets connaissants qui s’étagent jusqu’à Shiva; et que c’est finalement en renonçant à toutes les formes, même celles « fixées » avec la dhâranâ, que le yogin, dépassant toute imagination ou construction mentale (vikalpa), parviendra à la contemplation directe de la divinité.
Les autres âgamas, sans être aussi explicites que le Mrigendra, traitent de façon analogue de la dhâranâ. […]
LA DHÂRANÂ PÛRANIQUE OU UPANISHADIQUE
Cette conception tantrique de la dhâranâ ne se rencontre toutefois pas que dans les tantras ou âgamas. Comme je le disais plus haut, on trouve des notions analogues dans certaines Upanishads, et même dans des Purânas, ces
grands textes religieux et mythiques de l’hindouisme. […]
Peut-être peut-on signaler en terminant que, dans le bouddhisme tantrique, par exempte dans le Guhyasamâjatantra (du IV° siècle), on trouve un yoga à six membres, où la dhâranâ consiste pour le yogin, à méditer son mantra dans le centre du coeur, son souffle étant immobilisé. Il y a là quelque chose de proche de ce que nous avons dans les tantras hindous.
Dans les textes tantriques, donc, la dhâranâ, sans perdre entièrement le caractère qu’elle a dans le yoga classique -dont certains commentateurs, Vâchaspatimishra au IX° siècle, ou Vijnânabhikshu au XVl°, par exemple, vivaient dans un monde où le culte hindou était très largement marqué d’âgamisme ou de tantrisme- prend des formes et, plus encore, acquiert un esprit différent, tenant à ce que le yoga n’y est plus une voie autonome, mais une partie d’un ensemble théologique et métaphysique où pratiques et spéculations sont imprégnées d’un esprit particulier. C’est un monde où la notion d’énergie (shakti) et les pratiques mantriques ont un rôle prépondérant, où la recherche des pouvoirs, le désir de dominer l’univers, tendent à l’emporter sur la quête de la délivrance. Sans doute peut-on trouver que la dhâranâ n’y a plus la simplicité ni la rigueur qu’elle avait dans l’astanga yoga patanjalien. Selon ce qu’on préfère, on la jugera baroque ou riche de possibilités nouvelles. Du moins ses formes tantriques témoignent-elles – comme le fait tout le yoga tantrique – de la continuelle inventivité indienne dans le domaine des techniques de recherche spirituelle.”
Revue française de Yoga, n°9, « Dhâranâ », janvier 1994, pp. 33-45.