Le Monde du Yoga

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La nouvelle religiosité : pourquoi ? Comment ?

par Jean-Louis Schlegel | Publié le 22 août 2005

Les religiosités sont le fruit de la quête de sens des sociétés modernes. En effet, dans un monde « désenchanté », où ni l’exigence de rationalité, ni le régime politique ne suffisent à orienter les existences individuelles, l’homme doit mener sa propre expérience spirituelle pour donner un sens à sa vie.

Dans le mot « religiosité », il y a une nuance péjorative, une pointe critique qui se retrouvera dans ce qui suit. Mais on aurait pu mettre à la place le mot « spiritualités », ou le mot « sagesses ». En fait, nous parlons ici d’abord de toutes les quêtes religieuses qui se vivent hors des traditions instituées (…). Avec les religiosités, nous avons affaire à une réalité qui déborde les institutions ou les groupes, et qui concerne prioritairement les individus.

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POURQUOI UNE « NOUVELLE QUÊTE DE SENS ? »

Le monde moderne signifie pour beaucoup perte de sens et d’orientation. Pourquoi ? Je reprendrai quelques raisons avancées déjà il y a un siècle par Max Weber, le grand sociologue allemand. Nous vivons dans des sociétés dominées par la science, la technique, des sociétés dominées par de grandes bureaucraties étatiques et économiques, des sociétés de plus en plus marquées, en tous domaines, par le droit. Ce sont aussi des sociétés de la spécialisation à outrance. Ces sociétés-là, c’est-à-dire nos sociétés modernes, sont foncièrement régies par une rationalité fonctionnelle, efficace : on emploie des moyens précis, en vue d’objectifs précis, pour obtenir des résultats. Dans les années 60, Marcuse a parlé à ce sujet de « principe de rendement » : tout est fait pour accroître l’efficacité, pour atteindre les buts qu’on a calculés.

Ces sociétés semblent mettre sous le boisseau les autres valeurs, celles qui font vivre les individus, les valeurs morales, les valeurs esthétiques, les valeurs apparemment « gratuites », c’est-à-dire celles dont le prix n’est pas calculable et qui sont pourtant essentielles pour la vie. Au contraire, selon Weber, on aboutit au « désenchantement » du monde, avec toute la nuance de déception et de désillusion que contient ce mot. On aboutit au fond à une crise de l’espérance, du rêve, du désir, d’autant plus que les résultats de notre modernité scientifique et technique ne sont jamais à la hauteur de nos espérances de bonheur : ils déçoivent, et ils ne peuvent que décevoir, dans la mesure où tout résultat ouvre sur un nouveau problème, tout savoir suppose du non-savoir et de l’inquiétude, ou expose à de nouveaux risques. Perte de sens donc et d’orientation: c’est le côté objectif.

On pourrait ajouter que le régime politique qui accompagne cette modernité technologique et économique, à savoir la démocratie, ne fait qu’accentuer cet aspect d’incertitude : la démocratie vit certes de valeurs fondamentales que tous doivent respecter – liberté, égalité, justice, droits de l’homme… -, mais elle ne dit rien et n’impose rien sur le sens de la vie, sur les choix ultimes de chacun, sur la « foi » et sur l’« espérance » possibles, sur les orientations à prendre. Les régimes démocratiques ne promettent aucun grand soir, aucun avenir radieux ; autrement dit ils n’ont aucune perspective « eschatologique », c’est-à-dire aucun discours sur ce que chacun peut espérer au-delà de sa vie.

Du point de vue de la subjectivité, cela signifie, entre autres, que les individus n’ont plus de sens « prédonné », donné d’avance, qu’ils ne sont plus insérés dans une lignée de sens à laquelle il suffit de se rattacher, dans laquelle il suffit de se couler. La tradition des pères, et sa transmission, vont de moins en moins de soi dans le monde moderne. Ceci concerne l’ensemble de la transmission, y compris celle des savoirs et de l’éducation aux valeurs profanes. Mais pour ce qui est du sens, chacun doit inventer en quelque sorte sa tradition, sa lignée, son propre sens de sa vie, chacun doit « penser sa vie » (F. Savater), chacun doit devenir, comme le dit Bernard Besret, « le philosophe de sa propre vie ». Une inculcation par la simple autorité ou la simple habitude peuvent encore exister, évidemment, mais cela semble presque anormal. Nous avons un soupçon envers les fils et les filles qui s’inscrivent docilement dans la tradition de leurs parents et de leur famille : sont-ils vraiment libres ? Pour l’individu aussi, par conséquent, nous sommes dans une perspective d’incertitude généralisée, mais aussi d’ouverture à tout, à toutes les quêtes spirituelles et à toutes les formes de sagesse.

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QUE CHERCHE-T-ON?

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Le mot « spiritualité » a connu une fortune exceptionnelle durant ces vingt dernières années. Il y a peu, la spiritualité était encore la façon particulière de vivre sa religion par tel individu, tel groupe. La spiritualité de saint Benoît, née de son expérience de Dieu, était la voie particulière inventée par Benoît pour suivre le Christ, une voie qui a ensuite séduit et qu’ont empruntée des milliers de « fils de saint Benoît ». De même pour François et les Franciscains, pour Ignace et les Jésuites… En islam, la tradition mystique des soufis est de même une façon de vivre et d’intérioriser le message du Coran. Il en va de même pour tel maître hindouiste ou bouddhiste suscitant des disciples. On pourrait presque dire que la religion représentait l’entrée large, universelle, et la spiritualité l’entrée étroite, par laquelle un individu ou un groupe s’approprient le message. C’est l’expérience singulière, l’interprétation personnelle et féconde d’un message religieux qui ne se réduit pas aux institutions et aux rites, si nécessaires soient-ils.

Aujourd’hui, le renversement est presque total. Les religions sont pour ainsi des voies particulières du salut, où peut se vivre la spiritualité universelle. En tout cas, cette dernière paraît universelle, face à la singularité de chaque religion. Elle semble « trans-religions », susceptible de se vivre hors de toute religion instituée tout en empruntant à toutes. En librairie, le rayon « spiritualités » couvre toutes les religions du monde, toutes les quêtes de sens, les recherches de tous les temps et tous les pays, des plus anciennes et vénérables aux plus récentes, des plus immenses et des plus ouvertes aux masses aux plus ésotériques, voire aux plus excentriques. Le mot « religion » a pris un coup de vieux, et même, pour certains, il est devenu péjoratif : trop liée à une histoire chargée, à des violences que nous ne comprenons plus, à des guerres « de religion » ; trop peu universel, contrairement à la « spiritualité », qui relève de l’expérience religieuse comme telle, sous toutes les latitudes, et paraît innocente et à l’écart des conflits.

Le mot « expérience » est ici essentiel. Expérience « intérieure », voie « intérieure », dit-on… de quoi ? Par rapport à la spiritualité « intérieure », la religion apparaît aussi comme un monde extérieur, quelque chose qui reste extérieur, avec ses institutions, ses lois, sa doctrine (comprise comme son « dogme » au sens négatif de ce mot), ses activités – fussent-elles en faveur de la justice et de la charité. Elle accorderait trop peu à l’individu « intérieur » et à sa transformation « intérieure », à son « mysticisme » (encore un mot plutôt péjoratif de la tradition, où il désignait une fuite de la réalité concrète pour se complaire dans des expériences « mystiques », mais au sens de la mauvaise mystique justement… Il est repris aujourd’hui, plus d’une fois, dans un sens positif).

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Revue Française de Yoga, n° 23, « Le sens de la vie », janvier 2001, pp. 147-162

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